Conflit en Ukraine : l’enjeu géopolitique de la mer Noire
La maîtrise du territoire est facteur de puissance. C’est une constante des rapports de forces internationaux. De nombreuses analyses privilégient le classement des acteurs du conflit entre les Etats démocratiques et ceux qui ne le sont pas tandis que l’angle juridique insiste sur le respect ou le non–respect du droit international. Ces grilles de lecture masquent les vrais enjeux. Une analyse du conflit selon l’angle géopolitique est plus éclairante.
Pour comprendre l’enjeu géopolitique au cœur de cette crise, faisons appel à l’histoire et la géographie (carte : Intervention de la Russie en Ukraine -endiguer l’OTAN, sécuriser l’accès à la mer Noire ).
Ce nouveau conflit en Ukraine en 2022, démontre que la mer Noire reste l’un des centre de gravité géopolitique majeur de la Russie, enjeu central dans la nouvelle configuration internationale de la rivalité des puissances.
A l’échelle temporelle pluriséculaire, il s’agit pour les puissances maritimes, aujourd’hui les Etats-Unis et l’OTAN, hier l’Angleterre, de restreindre l’accès de la Russie aux océans mondiaux. D’où l’épicentre de cette crise en Ukraine sur les bords de la Mer Noire. L’Ukraine est le champ de bataille européen de la rivalité entre les Etats-Unis et ses alliés de l’OTAN et la Russie.
La Mer Noire est la voie d’accès stratégique pour la Russie à la Méditerranée, et donc les océans atlantique et indien. La Crimée et le port militaire de Sébastopol facilitent l’accès de la flotte russe vers les détroits du Bosphore et Dardanelles, et au delà, vers la Méditerranée avec le port de Tartous en Syrie, vers l’Atlantique et vers la mer Rouge par le canal de Suez. Cet enjeu géopolitique était déjà primordial au XIXème lors de la guerre de Crimée (1853-1856) lorsque les Britanniques et les Français, alliés à l’Empire ottoman, ont cherché à bloquer la poussée russe vers les mers chaudes.
La réintégration de la Crimée à la Russie en 2014 avait pour objectif principal d’éviter, dans l’optique d’un rapprochement accéléré de l’Ukraine avec l’OTAN, l’utilisation de ce territoire stratégique pour l’ouverture de bases navales et l’installation d’éléments du bouclier anti-missile de l’OTAN et des États-Unis aux frontières de la Russie.
L’opération militaire russe en 2022 est aussi destinée à consolider cette zone d’une grande valeur géostratégique. La Russie, en phases successives, cherche à desserrer l’étau de son encerclement progressif par les Etats-Unis, puissance maritime. La ligne rouge de la Russie, c’est à dire le franchissement des limites de l’étranger proche par les Etats-Unis et ses alliés de l’OTAN au risque d’un casus belli avait pourtant été clairement établi lors de la guerre Russie-Géorgie en 2008[1]. Depuis le changement de régime en 2014 soutenu par les Etats-Unis pour réorienter l’Ukraine vers l’espace euro-atlantique, le message adressé dès 2008 à propos de l’Ukraine a été pourtant ignoré.
Du point de vue géostratégique, il est intéressant de se pencher sur les zones où est porté l’effort de l’opération militaire russe.
L’armée russe est en train de prendre le contrôle d’une zone géographique qui a pour objectif d’assurer la continuité territoriale entre le Donbass, le port de Marioupol et son arrière-pays jusqu’à la péninsule de Crimée. Après la chute de Marioupol, la mer d’Azov deviendra un lac russe.
Du point de vue géo-historique, cette zone corresponds à la Novorossia (Nouvelle-Russie), territoire acquis et colonisé par la Russie tsariste à la fin du XVIIIe siècle, face aux Turcs. Ces régions qui faisaient partie de la Russie à l’époque des tsars, furent données à Kiev par le gouvernement soviétique dans les années 1920. En 2014, le projet de rétablir la Novorussia avait été à nouveau invoqué par les séparatistes du Donbass. Il a finalement abandonné en 2015 avec les Accords de Minsk qui ont abouti à une stabilisation de la nouvelle ligne de front à l’issue du conflit entre l’armée ukrainienne et les nouvelles républiques du Donbass
La maitrise de cette zone est un gain très important pour la défense du territoire de la Russie sur un axe mer Noire-mer Caspienne[2] et pour sécuriser l’accès au Caucase, porte du Proche et Moyen-Orient.
La péninsule de Crimée et son port Sébastopol obtiennent une plus grand profondeur stratégique en Mer d’Azov. Le contrôle des ports en mer d’Azov, en synergie avec les ports en mer Caspienne et le port de Tartous en Syrie, offre des points d’appuis et des zones maritimes sécurisées à partir desquelles les navires russes peuvent manœuvrer et tirer des missiles de longue portée, sur une énorme zone centrée sur la Méditerranée orientale, la mer Noire et la mer Caspienne, et couvrant le Proche et Moyen-Orient, le golfe Persique, le Caucase, les Balkans et l’Europe orientale.
Le canal Don-Volga reliant la mer Caspienne à la mer d’Azov permet de transférer des navires de petit tonnage d’une mer à l’autre[3], ce qui a pour effet d’élargir la capacité de manœuvre géostratégique de la Russie avec ses prolongements en mer Noire et mer Méditerranée. La Russie, puissance continentale, renforce ainsi sa puissance navale au niveau régional[4]. La sécurité de la Russe sera consolidée avec une stratégie de déni d’accès et sa projection de puissance décuplée sur cette zone pivot à l’intersection de la Russie méridionale, l’Europe orientale, les Balkans, le Caucase, le Proche-Orient et l’Asie centrale.
Ce gain territorial permet d’endiguer l’OTAN mais aussi la Turquie, membre OTAN, qui joue un rôle ambigu en soutenant l’Ukraine avec la livraison de drones, et n’a jamais reconnu le rattachement de la Crimée à la Russie, mais se positionne aussi en médiatrice pour les négociations entre Moscou et Kiev.
Ces opérations militaires en Ukraine (2014 et 2022) donnent un coup d’arrêt à l’expansion euro-atlantique dans le monde russe. Elles sont menées en synergie avec l’opération militaire en Syrie depuis 2015, pour endiguer l’effet domino des révolutions arabes, qui menaçait de déstabiliser l’étranger proche de la Russie par le Sud vers le Caucase et l’Asie centrale.
Une stratégie géopolitique, c’est l’anticipation sur l’espace temps de ses ennemis. Avec son intervention en Ukraine, la Russie chercher à se positionner de manière plus favorable dans la nouvelle configuration géopolitique mondiale, qui se transforme en lutte de répartition des espaces géopolitiques.
[1]Pierre-Emmanuel Thomann, Russie-Géorgie : première guerre du monde multipolaire, Revue Défense Nationale, n° 712 Octobre 2008 – p. 34-40
[2] https://www.lefigaro.fr/international/pourquoi-la-mer-d-azov-est-elle-si-chere-aux-yeux-de-poutine-20220317
[3] https://jamestown.org/program/russian-caspian-flotillas-capacity-to-project-force-threatens-littoral-states-and-ukraine/
[4] Pierre Rialland , pour décrire cette nouvelle doctrine ruse, a développé le concept de « puissance navale continentale ». https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2016-5-page-35.htm