Géorgie, Moldavie, Ukraine :  Le reflux géopolitique euro-atlantiste 

Géorgie, Moldavie, Ukraine :  Le reflux géopolitique euro-atlantiste 

1 novembre 2024 0 Par Pierre-Emmanuel Thomann

La victoire du parti « Rêve géorgien » en Géorgie, le mauvais résultat au référendum sur l’adhésion à l’UE en Moldavie où la majorité des Moldaves résidents ont voté non (tandis que le oui n’est passé qu’avec les voix de la diaspora dans l’UE et dont la légitimité est douteuse), mais aussi l’élection présidentielle en Moldavie remportée par la présidente Maia Sandu avec les voix de la diaspora de l’UE ( elle est Roumaine et formatée par sa carrière précédente aux Etats-Unis), signifient en réalité un renversement de la tendance à l’extension inéluctable de l’espace euro-atlantique et annonce le reflux géopolitique de l’UE mais aussi de l’OTAN.   

En effet, suite à la victoire géopolitique de plus en plus inéluctable de la Russie en Ukraine, où la seule inconnue réside dans le nouveau tracé de la frontière à la suite du processus de réunification russe, les citoyens et gouvernement des pays qui ont fait partie du Monde russe  (et s’en rapprochent à nouveau) ont appris de l’histoire récente, Ils ont remarqué que les Etats qui se sont positionnés comme Etats-fronts contre la Russie sont devenus un champ de bataille entre les Etats-Unis et la Russie au détriment de leur sécurité et de leur économie et ont perdu des territoires au cours cet affrontement.

Le positionnement du parti « rêve géorgien » est ainsi le plus en phase avec les intérêts de sécurité de la Géorgie. Les Géorgiens lucides ont bien compris que positionner la Géorgie comme instrument de Washington pour encercler la Russie (voir carte), ne pouvait qu’aboutir à devenir un champ de bataille au seul profit des Américains et leurs supplétifs de l’OTAN et l’UE, qui cherchent à les instrumentaliser. La promesse du « rêve géorgien » était de refuser un politique de sanctions contre la Russie, qui détruirait l’économie géorgienne, et d’éviter un nouveau conflit avec la Russie.  D’où le résultat des élections en faveur du « Rêve géorgien », malgré la tentative de changement de régime raté de la présidente, Salomé Zourabichvili, qui travaille pour les intérêts euro-atlantistes sous couvert d’élargissement à l’UE.  Les intérêts de la Géorgie sont secondaires pour l’UE qui poursuit son « occidentalisation », c’est à dire réorienter la Géorgie géopolitiquement pour la détacher de Moscou, et imposer son modèle de démocratie libérale d’inspiration américaine en synergie avec Washington et l’OTAN.  Pour survivre comme civilisation, et au vu de sa position géographique (en Asie) et de sa culture, la Géorgie a intérêt à se rapprocher du Monde russe dont elle a fait partie, c’est le sens de la géohistoire. L’occidentalisation (américanisation) de la Géorgie promue par les idéologues admirateurs de l’Occident américanisé, ferait disparaitre la Géorgie comme entité civilisationnelle, c’est donc une dangereuse illusion. Il en va de même pour l’Ukraine et la Moldavie qui risquent  alinéation géopolitique et culturelle en s’occidentalisant.        

Les Géorgiens ont appris des conflits récents en observant la défaite inéluctable du régime de Kiev qui a fait cette erreur stratégique funeste de se positionner comme Etat-front contre la Russie. Il ont aussi l’expérience de la guerre Russie-Géorgie en 2008 déclenchée par l’ancien président géorgien Mikhaïl Saaskachvili, promoteur des intérêts américains et finalement lâché par Washington qui leur a pourtant promis à long terme un élargissement OTAN avec pour résultat de provoquer la Russie, comme en Ukraine. Ce conflit en 2008 a constitué la première guerre du monde multipolaire car les Etats-Unis qui ont tenté de poursuivre rapidement l’élargissement à la Géorgie dans le cadre de leur stratégie d’encerclement et de fragmentation de l’Eurasie pour imposer le monde unipolaire, n’ont pas pu absorber immédiatement la Géorgie en raison de la réaction russe. Ils continuent cependant de soutenir les forces politiques favorables à l’occidentalisation pour reprendre la manœuvre contre la Russie, à un moment plus favorable.

Après l’échec des deux évènements électoraux en Géorgie et en Moldavie pour l’UE et la défaite des Etats membres de l’OTAN en Ukraine, c’est un scénario alternatif qui se profile. L’OTAN et l’UE, telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui, ne s’élargiront ni à la Géorgie, ni à l’Ukraine, ni la Moldavie.  La réforme de ces deux institutions aux paradigmes de plus en plus obsolètes pour défendre la stabilité et la prospérité européenne dans un nouvel ordre géopolitique post-américain, car créées pendant le guerre froide et consolidées lors du monde unipolaire après la disparition de l’URSS, est une illusion. Les Etats membres de l’UE et de l’OTAN se diviseront de plus en plus sur la question de l’élargissement et les citoyens de l’UE y sont de plus en plus largement opposés. Seuls les gouvernements vassalisés à Washington y sont favorables et cherchent à accélérer le processus pour éviter que ces pays coopèrent avec Moscou. La visite du premier ministre hongrois Victor Orban à Tbilissi pour féliciter la victoire électorale du gouvernement géorgien a torpillé toute velléité de l’UE de promouvoir un changement de régime et annonce la fragmentation géopolitique croissante de l’UE, mais aussi de l’OTAN sur cette question. Les angles morts de la politique d’élargissement de l’UE englobent aussi l’ambition géopolitique de l’Allemagne qui cherche à reconstruire sa zone d’influence en Europe centrale et orientale au détriment de la Russie et sous le parapluie nucléaire américain, le projet d’annexion de la Moldavie par la Roumanie, les visées polonaises à l’Ouest de l’Ukraine (Silésie), et enfin la France au départ réticente à l’élargissement mais qui s’est alignée pour contrebalancer l’Allemagne. Tous ces projets sont surtout susceptibles d’aboutir au dépeçage géopolitique de ces pays candidats, dans la pure tradition de la géopolitique du XIXème et XXème siècles.    

La réalité est que de nombreux Géorgiens et Moldaves sont aussi opposés à l’élargissement de l’UE (ceux qui sont en faveur sont surtout attirés par les financements, pas par le projet européen) on l’a vu lors des élections et du référendum, mais cette réalité est escamotée par l’omniprésence des ONG américaines qui organisent des manifestations pour provoquer un changement de régime au bénéfice de Washington dont le seul but est d’affaiblir la Russie. Les Etats-Unis et ses alliés européens vassalisés ne viendront pas en aide à la Géorgie ou la Moldavie en cas de conflit (on l’a vu en 2008) et l’Ukraine est instrumentalisée comme proxy sans pertes américaines. Avec la nouvelle loi sur les ingérences étrangères pour la Géorgie et qui existent dans tous les grands Etats, Etats-Unis compris, ces ONG vont être surveillées et expulsées, comme dans les Etats souverains.

Imaginons tout de même un instant le scénario géopolitique fiction d’un élargissement de ces Etats à l’OTAN ou à l’UE

Les Etats membres, pour démontrer la crédibilité de l’alliance seraient obligés d’activer l’article 5 pour défendre les territoires, qui selon l’OTAN sont occupés par la Russie en Ukraine, Géorgie, Moldavie. C’est un casus belli pour la Russie qui réagirait selon le scénario d’une montée aux extrêmes alors qu’aucun Etat de l’OTAN n’irait engager une guerre frontale avec la Russie car elle aboutirait à une défaite inéluctable.  Il n’y a de plus aucun intérêt vital pour les Etats de l’OTAN dans aucun de ces pays.       

La Géorgie avec un gouvernement comme le « Rêve géorgien » serait alliée à la Hongrie de Victor Orban dans l’UE et l’OTAN. L’Ukraine, par sa taille et les besoins pour sa reconstruction siphonneraient les aides européennes de l’UE au détriment de tous les autres en détruisant l’agriculture dans les anciens Etats membres, et pire déplacerait le centre de gravité géopolitique vers l’Est renforçant l’axe Washington-Londres-Berlin-Varsovie-Pays Baltes, au détriment de la France et pays méditerranéens marginalisés. La conflictualité avec la Russie deviendrait permanente, et c’est exactement ce que cherche Washington. Ce déséquilibre géopolitique rend donc impensable un élargissement de l’UE et de l’OTAN    

Les frontières de l’Ukraine de la Géorgie et de la Moldavie telles qu’elles existent aujourd’hui ne sont ni reconnues par l’UE et l’OTAN et elles vont beaucoup évoluer en Ukraine au détriment de Kiev. Comment peut-on élargir à des Etats dont on ne connait pas les frontières et donc ni la taille de la population, ni les territoires à défendre et pour appliquer les politiques communes ?

En réalité le seul scénario où un élargissement serait envisageable uniquement pour l’UE, si les Etats de l’UE arrivaient à s’entendre et si les populations concernées y aspirent encore, ce qui est loin d’être garanti, c’est de reconnaitre les nouvelles frontières de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie. Dans le cas de l’Ukraine, il s’agirait d’un territoire résiduel après le rattachement des territoires à la Russie, processus qui sera largement décidé à Moscou. Ce scénario a des implications systémiques redoutables. Accepter les nouvelles frontières implique d’accepter un nouvel ordre spatial et géopolitique multipolaire, c’est-à-dire de facto, reconnaître comme légitimes les aspirations géopolitiques de la Russie, et accepter la défaite face à la Russie et l’inscrire dans le droit international.   

La victoire de la Russie en Ukraine va donc aboutir, quel que soit le scénario, à une humiliation géopolitique de l’OTAN et l’UE ; l’espace euro-atlantique, le Rimland sous contrôle de Washington tout autour de l’Eurasie, ne cesse de reculer, avec l’échec du changement de régime en Syrie, le retrait d’Afghanistan, la guerre en Ukraine qui stoppe l’extension de l’OTAN. Le pôle géopolitique euro-atlantique dont Washington est le chef de file et dont l’OTAN et l’UE sont les instruments, ne pourront plus structurer l’Europe orientale et l’Eurasie selon leur vision unipolaire. L’élargissement de l’OTAN ne pourra plus être utilisé comme auparavant comme outil offensif pour l’expansion géopolitique des Etats-Unis dans le Monde russe sans provoquer un conflit. Le paradoxe est que la Russie ne s‘opposerait pas officiellement à l’élargissement de l’UE à l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie, contrairement à l’élargissement à l’OTAN, car cette extension affaiblirait l’UE en renforçant sa fragmentation interne.     

Le reflux de l’espace euro-atlantique en surextension est désormais inévitable mais pourrait déboucher, en fonction des options poursuivies après les élections américaines, soit sur un état de conflit permanent entre les Etats-Unis et la Russie mais avec une baisse de l’implication des Etats-Unis, soit une réinitialisation des relations entre Washington et Moscou, mais dans les deux scénarios au détriment des Européens de l’Ouest et surtout de la France.       

 Le scénario d’une Nouvelle Guerre froide ne correspond qu’aux intérêts de Washington, qui cherche à déléguer aux Etats européens le rôle d’Etat-fronts contre la Russie après la défaite de Kiev. Le complexe militaro-industriel otanisé (qui s’équipera surtout américain avec fusion croissante entre les BITD européenne et américaine) a aussi besoin de l’ennemi fictif russe pour prendre le pouvoir engranger des bénéfices. Ce scénario ferait de l’UE, une périphérie géopolitique, dernier espace vassalisé de l’empire américain en rétraction, et donc d’autant plus pillé et colonisé.   

Il n’y a pas de menace russe en Europe mais une menace à l’hégémonie de l’ordre géopolitique américain en Europe et dans le monde, qui ne pouvait se maintenir qu’en poursuivant l’élargissement de l’OTAN et UE pour pérenniser le monde unipolaire. Cette phase est terminée. La Géorgie, de l’Ukraine et de la Moldavie n’ont un avenir que dans un espace de coopération et de stabilité de taille eurasienne encadré par une nouvelle architecture de sécurité incluant la Russie, et à l’abris des déstabilisations géopolitiques des Etats-Unis.   

Afin de ne pas rester dans la périphérie euro-atlantique en décomposition, c’est un pivot vers la Russie qu’il serait judicieux du point de vue géopolitique, particulièrement pour la France, qui est le seul Etat souverain pouvant prétendre à la souveraineté dans l’UE et tirer avantage du nouvel ordre géopolitique multicentré.