La géopolitique américaine révélée par Jeffrey Sachs au Parlement européen

La géopolitique américaine révélée par Jeffrey Sachs au Parlement européen

«  Géopolitique de la paix » de Jeffrey Sachs :  un grand moment de vérité géopolitique  

Le discours de Jeffrey Sachs  « Géopolitique de la paix » au Parlement européen le 19 février 2025, sur l’invitation de Michael von der Schulenburg, ancien assistant du secrétaire général de l’ONU et député européen du parti allemand BSW, a constitué un grand moment de vérité géopolitique. Ce discours a pulvérisé tous les narratifs fallacieux véhiculés depuis les 30 dernières années par Washington, l’OTAN et l’UE. Il fallait que ce soit un Américain et non pas un Européen, qui ose tenir un discours de vérité au Parlement européen, révélant l’incapacité de l’UE à admettre la réalité géopolitique. Toute opinion ou analyse des universitaires ou experts européens semblable à Jeffrey Sachs était encore considérée il y quelques semaines comme complotiste selon la doxa officielle des gouvernements des Etats membre de l’OTAN et de l’UE, de la bureaucratie de l’UE et des médias dominants.  Ces analyses « complotistes » seront pourtant considérées par les historiens, comme plus proches de la réalité géopolitique qui a été masquée aux citoyens depuis des décennies.

La vision de Jeffrey Sachs est celle d’un « insider » de la géopolitique américaine qui rend ce discours d’autant plus précieux qu’il ne peut pas être accusé de falsifier la réalité., Il a été en relation personnelle avec les grands décideurs des gouvernements américains et il fournit les références bibliographiques pour confirmer tous ses  propos. Tout est documenté et vérifiable en source ouverte.

Ce que révèle Jeffrey Sachs, n’a en réalité rien d’inédit car des géopolitologues et experts sérieux l’ont dit avant lui, ce qui leur a valu d’être largement ostracisés, mais c’est la confirmation par un observateur privilégié des non-dits de la géopolitique américaine et ses stratégies de pouvoir en Europe et dans le monde sur temps longs de la géopolitique. Il souligne aussi qu’il ne s’agit absolument pas de décisions prises de manière erratiques par les gouvernements américains successifs, mais d’un projet géopolitique de long terme, et ce discours constitue un élément aussi important qu’une archive diplomatique.    

Jeffrey Sachs démontre dans son diagnostic clinique de la situation, comment les évènements des trois dernières décennies depuis la fin de la guerre froide, non seulement la crise en Ukraine, mais la guerre du Kossovo en 1999, les guerres du Moyen Orient en Irak, Syrie, mais aussi les conflits en Afrique avec le Soudan, la Somalie , la Libye deviennent intelligibles et relèvent de la même logique géopolitique pour imposer un monde unipolaire et  entrer en guerre  ou  organiser des changements des régimes contre tous les Etats qui ne s’alignaient pas  sur la vision américaine du monde.  Il aborder aussi la filiation de la géopolitique américaine avec celle de l’Angleterre du XIXème siècle et le Grand Jeu.    

 Ce discours souligne aussi de la vassalisation géopolitique de l’UE et l’aveuglement général des gouvernements des Etats membres et de la bureaucratie de l’UE vis-à-vis des erreurs stratégiques récurrentes de Washington.

Les grandes lignes de ce discours démontrent que :

-L’objectif des Etats-Unis après la fin de la Guerre froide a consister à effacer tout ce qui relevait de l’héritage du monde bipolaire, d’agresser, ou de procéder à des changements de régimes dans les Etats qui avaient été alliés de l’URSS : la Yougoslavie, l’Irak, la Syrie, l’Iran ( les États-Unis ont organisé une centaine de changements de régime dans le monde depuis 1947)

-La géopolitique américaine est l’héritière de la stratégie géopolitique de l’empire Britannique et poursuit l’encerclement de la Russie et chercher lui dénier un accès à la Méditerranée orientale depuis le XIX ème siècle.

-Que la crise en Ukraine est le résultat de la stratégie d’encerclement de la Russie par Washington au moyen de l’encerclement de l’OTAN. La promesse faite par Washington et ses alliés de ne pas élargir l’OTAN à l’Est en échange de le réunification allemande, n’a pas été respectée.

– Les États-Unis ont travaillé activement au renversement de Yanukovych, le président ukrainien en 2014, et ont financé et organisé le coup d’Etat à Maïdan.

– Fin 2021, Poutine a mis sur la table un dernier effort pour parvenir à un modus operandi avec les États-Unis, dans deux projets d’accord de sécurité, l’un avec l’Europe et l’autre avec les États-Unis. Il a mis sur la table le projet d’accord entre la Russie et les États-Unis le 15 décembre 2021 mais Washington a refusé, provoquant la guerre en refusant d’abandonner la politique de « porte ouverte » de l’OTAN. L’idée était de provoquer la Russie, de la faire éclater, de provoquer un changement de régime, des troubles ou une crise économique.

– L’intervention russe était d’empêcher l’OTAN d’entrer en Ukraine avec ses missiles, ses déploiements de la CIA. L’objectif de la Russie était d’éloigner les États-Unis de sa frontière. Pourquoi la Russie s’intéresse-t-elle tant à cette question ? Si la Chine ou la Russie décidait d’installer une base militaire sur le Rio Grande ou à la frontière canadienne, non seulement les États-Unis paniqueraient, mais la guerre éclaterait dans les dix minutes qui suivraient. Lorsque l’Union soviétique a tenté cette expérience à Cuba en 1962, le monde a failli sombrer dans l’Armageddon nucléaire.

– En 2022, Kiev a quitté les négociations que les États-Unis et le Royaume-Uni le lui ont demandé pour poursuivre la guerre.

– Washington a saboté » Nord Stream.

–  Le projet ukrainien des États-Unis a échoué malgré l’idée centrale était que la Russie ne pouvait pas résister, d’où le changement de posture de Trump par rapport à Biden qui a perdu. Il est probable que Trump et le président Poutine se mettent d’accord pour mettre fin à la guerre.

– Les Européens ont été les grands perdants de la géopolitique américaine et leur alignement sur Washington a été une erreur géopolitique

– Même si l’Europe poursuit son bellicisme, cela n’aura pas d’importance. La guerre se termine

– Les Européens devraient élaborer leur propre s posture de manière indépendante vis-à-vis des Etats-Unis.  L’Europe a besoin de sa propre politique étrangère, et pas seulement d’une politique étrangère russophobe. L’Europe a besoin d’une politique étrangère réaliste, qui comprenne la situation de la Russie, la situation de l’Europe, ce qu’est l’Amérique et ce qu’elle représente, et qui tente d’éviter que l’Europe ne soit envahie par les États-Unis.

-Les Européens devraient négocier avec la Russie, qui est leur voisin et abandonner la russophobie qui ne servent en rien leur sécurité. L’Union européenne devrait être le principal partenaire commercial de la Russie. L’Europe et la Russie ont des économies complémentaires.

– Le plus grand rêve de Netanyahou est la guerre entre les États-Unis et l’Iran. Et il n’a pas renoncé. Il n’est pas impossible qu’une guerre entre les États-Unis et l’Iran se produise. Pourtant, l’Europe pourrait l’arrêter

– La Chine n’est ni un ennemi ni une menace. Elle est un partenaire naturel de l’Europe dans le domaine du commerce et de la protection de l’environnement.

Les fondements de la politique étrangère américaine

Dès 1991, dans la tête de dirigeants américains, l’idée d’un monde américain s’est d’abord imposée avec l’idée d’effacer tout ce qui relevait de l’héritage du monde bipolaire et d’éliminer tous les Etats qui avaient été alliés de l’URSS : la Yougoslavie, l’Irak, la Syrie, l’Iran …et l’Europe allait payer un prix très lourd en raison de son manque d’unité et sa loyauté exclusive aux Etats-Unis. Il fait ici référence à la doctrine Wolfowitz.     

Avec une continuité remarquable, les États-Unis cherchent depuis plus d’un siècle à empêcher l’émergence d’une puissance sur le continent eurasien qui puisse défier leur prépondérance mondiale. Cette constante géopolitique depuis la Première Guerre mondiale avait été remise à l’ordre du jour dès la fin de la Guerre Froide avec la « doctrine Wolfowitz » en 1992. Paul Wolfowitz[i] avait souligné que la mission de l’Amérique dans l’ère de l’après-guerre froide consisterait à s’assurer qu’aucune superpuissance rivale ne soit autorisée à émerger en Europe occidentale, en Asie ou sur le territoire de l’ancienne Union soviétique [ii].

La dernière fois que les Européens se sont opposés aux Etats-Unis, c’était en 2003 lorsque l’Allemagne et la France se sont opposés à l’invasion de l’Irak,    

Selon Jeffrey Sachs, c’était une guerre pour Israël, concoctée par le président israélien   Benjamin Netanyahu et le Pentagone avec Paul Wolfowitz  et Douglas Feith [iii]

« Ce qui s’est passé après 1991, et pour nous amener à 2008, c’est que les États-Unis ont décidé que l’unipolarité signifiait que l’OTAN s’élargirait quelque part de Bruxelles à Vladivostok, étape par étape. »

L’expansion de l’OTAN

Selon le point de vue des Etats-Unis, il n’y aurait pas de limites à l’élargissement de l’OTAN dans le monde unipolaire. Tout Etat qui n’aurait pas de base américaine, serait considéré comme un ennemi, car la neutralité n’existe pas dans la conception américaine. 

« Si vous êtes un ennemi, nous le savons. Si vous êtes neutre, vous êtes un subversif, car vous êtes vraiment contre nous, mais vous ne nous le dites pas. Vous faites seulement semblant d’être neutre. Tel était donc l’état d’esprit, et la décision a été prise officiellement en 1994 lorsque le président Clinton a signé l’élargissement de l’OTAN à l’Est. »

La décision d’élargir l’OTAN, jusqu’à l’Ukraine a été prise par Clinton en 1994. Selon Jefrrey Sachs c’est un projet américain de long terme qui a commencé il y a 30 ans et qui transcende les gouvernements américains successifs. Jeffrey Sachs a personnellement connu Zbigniew Brzezinski qui a écrit l’ouvrage The Grand Chessboard, prônant l’élargissement de l’OTAN à l’Est. En 1997, Brzezinski en réalité, ne propose pas mais confirme dans son livre la décision d’élargir l’OTAN, prise antérieurement par les gouvernements américains.

Selon Brezinski, la Russie ne pouvait rien faire d’autre que d’accepter l’élargissement de l’OTAN et de l’Europe, car la Russie n’avait pas d’autre vocation qu’européenne[iv] et que la Russie ne s’alignerait jamais avec la Chine et l’Iran.

Jefrey Sachs rappelle aussi la promesse de ne pas élargir l’OTAN à l’Est avait été faite lors d’une conversation le 7 février  1990, entre Hans-Dietrich Genscher, James Baker et Gorbachev. Et explicitée lors d’une conférence de presse de Genscher où Il explique que l’Allemagne et les Etats-Unis ne profiteraient pas de la dissolution du pacte de Varsovie ? Ces négociations formaient la base d’un accord pour mettre fin à la deuxième guerre mondiale et la réunification allemande, donc dans un contexte diplomatique et juridique, non pas informel. Cette promesse de ne pas élargir est explicite dans de nombreux documents et tout cela est documenté[v] à la  National Security Archive of George Washington University, sur un site web et tout ce que communique les Etats-Unis sir cette questions sont des mensonges. 

Selon Jeffrey Sachs, c’est la raison pour laquelle les Etats-Unis sont en guerre en permanence, car ils s’imaginent connaitre leurs adversaires, mais sont chaque fois induits en erreur.  En effet les Stratégistes américains ne parlent jamais avec l’adversaire car ils sont censés le connaitre et n’ont même pas besoin de diplomatie

La stratégie en Mer Noire

Jeffrey Sachs souligne aussi les fondements de cette stratégie géopolitique des Etats-Unis sur les temps longs. L’Ukraine et la Géorgie sont des états clés de ce projet d’élargissement de l’OTAN depuis 30 ans, car les Américains sont les héritiers de la stratégie géopolitique de l’empire Britannique. L’objectif de l’empire britannique en 1853 Lord Palmerson avec Napoléon III) est l’encerclement de la Russie et lui dénier un accès à la Méditerranée orientale

Au 21ème siècle, les Etats-Unis poursuivent la même stratégie  Avec l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine, la Romanie, la Bulgarie, la Turquie, et la Géorgie pour affaiblir la Russie au niveau international en lui bloquant la Mer Noire et en la neutralisant comme puissance réduite au rang local. Brzezinski était clair sur cette stratégie basée sur la géographie.

“Après Palmerston et Avant Brzezinski, il y avait Halford Mackinder in 1904: “Who rules East Europe commands the Heartland;Who rules the Heartland commands the World- Island;Who rules the World-Island commands the world.”(*11)

Jeffrey souligne qu’il a connu les présidents successifs et leur équipe, .et que rien n’a changé de Clinton, Bush, Trump à Biden. Selon lui Biden était le pire. 

« . C’est peut-être aussi parce qu’il n’avait pas toute sa tête ces deux dernières années. Je dis cela sérieusement, et non pas comme une remarque sarcastique. Le système politique américain est un système d’image. C’est un système de manipulation médiatique quotidienne. C’est un système de relations publiques. Il est possible d’avoir un président qui ne fonctionne pas, de le maintenir au pouvoir pendant deux ans et de le réélire. La seule chose qui compte, c’est qu’il a dû se tenir sur une scène pendant 90 minutes, seul, et que tout s’est arrêté là. S’il n’y avait pas eu ce problème, il aurait continué à se présenter, qu’il ait dormi après 16 heures ou non. Telle est donc la réalité. Tout le monde s’en accommode. Il est impoli de dire ce que je dis parce que nous ne disons pas la vérité sur presque tout dans le monde actuel. »

Le projet a été poursuivi dans les années 1990’s avec le bombardement de Belgrade lors de la guerre du Kossovo en 1999 et le dépeçage de la Yougoslavie, mais aussi la rébellion du Sud Soudan (soutenus par la CIA)  alors que les frontières sont considérées comme sacro-saintes , sauf pour lorsque les Etats-Unis décident de les changer.

« En tant qu’adultes, comprenons de quoi il s’agit. Les campagnes militaires sont coûteuses. Elles nécessitent de l’équipement, de l’entraînement, des camps de base, des renseignements, des moyens financiers. Ce soutien provient des grandes puissances. Il ne vient pas des insurrections locales. Le Sud-Soudan n’a pas vaincu le Soudan dans une bataille tribale. L’éclatement du Soudan était un projet américain. Je me rendais souvent à Nairobi et je rencontrais des militaires américains, des sénateurs ou d’autres personnes qui s’intéressaient de près à la politique intérieure du Soudan. Cette guerre faisait partie du jeu de l’unipolarité américaine. »

La politique étrangère et l’expansion de l’OTAN

Lorsque les attentats du 11 septembre 2001 ont été perpétrés, les Etats-Unis ont décidé d’engager sept guerres en cinq années. Il s’agissait à nouveau d’éliminer tous les anciens alliés de l’URSS et en partie à éliminer les partisans du Hamas et du Hezbollah.  Wesley Clarke, qui était le commandant en chef en 1999, l’a révélé explicitement[vi], Il s’agissait évidemment des guerres de Netanyahu selon Jeffrey Sachs et d’un projet américain qui transcende aussi les gouvernements.  L’idée est de créer un seul Etat dans la Palestine pre-1948 afin que Israël contrôle le territoire depuis la rivière du Jourdan jusqu’à la Méditerranée. Tous les Etats qui ne soutenaient pas ce plan devaient être éliminés.  Ce plan de Netanyahu existe depuis 25 ans et il a été élaboré avec les Américains en 1996 dans le document « Clean Break » qui écarte définitivement l’idée des deux Etats.[vii]

 Après 1999, l’élargissement suivant de l’OTAN a eu lieu en 2004 avec sept pays supplémentaires : les trois États baltes, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie et la Slovaquie. À ce moment-là, la Russie est en désaccord. Selon Jeffrey Sachs « Cette deuxième vague d’élargissement de l’OTAN constituait une violation totale de l’ordre d’après-guerre convenu au moment de la réunification allemande. Il s’agissait essentiellement d’une ruse fondamentale, ou d’une défection, des États-Unis par rapport à un accord de coopération avec la Russie « Comme tout le monde s’en souvient, puisque nous venons d’avoir la conférence de Munich sur la sécurité la semaine dernière, le président Poutine est allé voir le CSM en 2007 pour lui dire : « Stop, ça suffit ». Bien sûr, les Etats-Unis n’ont pas écouté.[viii]

En 2008, le projet d’élargissement de l’OTAN à la Géorgie et l’Ukraine a été imposé à l’Europe en 2008  et faisait aussi parie d’un projet de long terme. Un mois plus tard, la guerre éclatait entre la Russie et la Géorgie et la Géorgie a été défaite.  « Les événements les plus récents à Tbilissi n’aident pas non plus la Géorgie, puisque vos députés européens s’y rendent pour encourager les protestations. Cela ne sauve pas la Géorgie, cela la détruit, la détruit complètement. « 

En 2008, l’ancien directeur de la  CIA director William Burns, qui était ambassadeur des Etats °-Unis en Russie a envoyé un câble diplomatique dans lequel il a prévenu  la Secrétaire d’Etat State Condoleezza Rice, que toute la classe politique russe  s’opposait à cet élargissement pas seulement Vladimir Poutine   “Nyet means Nyet.”[ix]

Jeffrey Sachs a aussi passé de nombreux séjours en Ukraine. ,Voila ce qu’il souligne.  En 2010, Viktor Ianoukovitch a été élu président de l’Ukraine sur la base de la neutralité de l’Ukraine. La Russie n’avait aucun intérêt territorial ni aucun dessein en Ukraine.  Ce que la Russie négociait en 2010, c’était un bail de 25 ans, jusqu’en 2042, pour la base navale de Sébastopol. Il n’y avait pas de demandes russes pour la Crimée ou pour le Donbass. « L’idée que Poutine est en train de reconstruire l’empire russe est une propagande enfantine ». Il n’y avait donc aucune revendication territoriale avant le coup d’État de 2014. Pourtant, les États-Unis ont décidé que Ianoukovitch devait être renversé parce qu’il était favorable à la neutralité et qu’il s’opposait à l’élargissement de l’OTAN. C’est ce qu’on appelle une opération de changement de régime.

S’agissant des coups d’Etat, Jeffrey Sachs a souligné que les États-Unis avaient mené une centaine d’opérations de changement de régime depuis 1947, dont un grand nombre dans vos pays [s’adressant aux députés européens] et un grand nombre dans le monde entier.  « C’est le gagne-pain de la CIA. Sachez-le. C’est un type de politique étrangère très inhabituel. Dans le gouvernement américain, si vous n’aimez pas l’autre camp, vous ne négociez pas avec lui, vous essayez de le renverser, de préférence secrètement. Si cela ne fonctionne pas secrètement, on le fait ouvertement. Vous dites toujours que ce n’est pas notre faute. Ils sont l’agresseur. Ils sont l’autre côté. » « Ils sont « Hitler ». Cela revient tous les deux ou trois ans. Qu’il s’agisse de Saddam Hussein, d’Assad ou de Poutine, c’est très pratique. C’est la seule explication de politique étrangère que l’on donne au peuple américain. Eh bien, nous sommes face à Munich 1938. Nous ne pouvons pas parler à l’autre camp. Ce sont des ennemis diaboliques et implacables. C’est le seul modèle de politique étrangère que nous entendons de la part de notre gouvernement et des médias. Les médias le répètent entièrement parce qu’ils sont complètement subornés par le gouvernement »

Discours complet de Jeffrey Sachs

Introduction

Michael, merci beaucoup, et merci à vous tous de nous avoir donné l’occasion d’être ensemble et de réfléchir ensemble. Nous vivons en effet une époque compliquée, en pleine mutation et très dangereuse. Nous avons donc vraiment besoin de clarté de pensée. Je suis particulièrement intéressé par notre conversation et je vais donc essayer d’être aussi succinct et clair que possible. J’ai suivi de très près les événements en Europe de l’Est, dans l’ancienne Union soviétique, en Russie et en Ukraine, au cours des 36 dernières années. J’ai été conseiller du gouvernement polonais en 1989, de l’équipe économique du président Gorbatchev en 1990 et 1991, de l’équipe économique du président Eltsine de 1991 à 1993, et de l’équipe économique du président Koutchma en Ukraine en 1993 et 1994. J’ai participé à l’introduction de la monnaie estonienne. J’ai aidé plusieurs pays de l’ex-Yougoslavie, en particulier la Slovénie.

Après le Maïdan, le nouveau gouvernement m’a demandé de venir à Kiev, et on m’a fait visiter le Maïdan, ce qui m’a permis d’apprendre beaucoup de choses de première main. Je suis en contact avec les dirigeants russes depuis plus de 30 ans. Je connais également de près les dirigeants politiques américains. Notre ancienne secrétaire au Trésor, Janet Yellen, était mon merveilleux professeur de macroéconomie il y a 52 ans. Nous sommes amis depuis un demi-siècle. Je connais ces gens. Je dis cela parce que ce que je veux expliquer de mon point de vue n’est pas de seconde main. Ce n’est pas de l’idéologie. C’est ce que j’ai vu de mes propres yeux et vécu pendant cette période. Je veux partager avec vous ma compréhension des événements qui ont frappé l’Europe dans de nombreux contextes, et j’inclurai non seulement la crise ukrainienne, mais aussi la Serbie en 1999, les guerres au Moyen-Orient, y compris en Irak, en Syrie, les guerres en Afrique, y compris au Soudan, en Somalie, en Libye. Ces guerres sont, dans une très large mesure, le résultat de politiques américaines profondément erronées. Ce que je vais dire va peut-être vous surprendre, mais je parle en connaissance de cause.

La géopolitique de la paix

i. La politique étrangère des États-Unis

Il s’agit de guerres que les États-Unis ont menées et provoquées. Et ce, depuis plus de 30 ans maintenant. Les États-Unis en sont venus à considérer, surtout en 1990-1991, puis avec la fin de l’Union soviétique, qu’ils dirigent désormais le monde et qu’ils n’ont pas à tenir compte des opinions, des lignes rouges, des préoccupations, des points de vue en matière de sécurité, des obligations internationales ni d’aucun cadre des Nations unies. Je suis désolé de le dire aussi clairement, mais je veux que vous compreniez.

En 1991, j’ai fait de gros efforts pour obtenir une aide financière pour Gorbatchev,[x][xi](*2) qui, selon moi, était le plus grand homme d’État de notre époque moderne. J’ai récemment lu le mémo archivé de la discussion du Conseil national de sécurité sur ma proposition le 3 juin 1991, et j’ai lu pour la première fois comment la Maison Blanche l’a complètement rejetée, et a essentiellement rejeté mon appel pour que les États-Unis aident l’Union soviétique à se stabiliser financièrement et à faire des réformes. Le mémo montre que le gouvernement américain a décidé de faire le strict minimum pour éviter le désastre, mais juste le minimum [xii](*3), et qu’il a décidé que ce n’était pas aux États-Unis d’aider, bien au contraire [xiii]  (*4).

Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en 1991, l’opinion est devenue encore plus exagérée. Je pourrais citer des chapitres et des versets, mais le point de vue était que c’était nous [les États-Unis] qui menions la danse. Cheney, Wolfowitz et bien d’autres noms que vous avez appris à connaître croyaient littéralement que le monde était désormais américain et que nous ferions ce que nous voudrions. Nous ferons le ménage dans l’ancienne Union soviétique. Nous éliminerons tous les alliés de l’ère soviétique qui subsistent. Des pays comme l’Irak, la Syrie, etc. disparaîtront. Nous vivons cette politique étrangère depuis maintenant 33 ans. L’Europe a payé un lourd tribut à cette politique parce qu’elle n’a pas eu de politique étrangère pendant cette période, si j’ai bien compris. Pas de voix, pas d’unité, pas de clarté, pas d’intérêts européens, seulement la loyauté américaine.

Il y a eu des moments où il y a eu des désaccords et, je pense, de très beaux désaccords. La dernière fois, c’était en 2003, avant la guerre en Irak, lorsque la France et l’Allemagne ont déclaré qu’elles ne soutenaient pas le fait que les États-Unis contournent le Conseil de sécurité de l’ONU pour mener cette guerre. Cette guerre a été directement concoctée par Netanyahou et ses collègues du Pentagone américain.[xiv](*5) Je ne dis pas qu’il s’agissait d’un lien ou d’une mutualité. Je dis que c’était une guerre menée pour Israël. C’était une guerre que Paul Wolfowitz et Douglas Feith ont coordonnée avec Netanyahou. Et c’est la dernière fois que l’Europe a pu s’exprimer. J’ai parlé avec les dirigeants européens à ce moment-là, et ils ont été très clairs, et c’était merveilleux d’entendre leur opposition à une guerre inacceptable. L’Europe a complètement perdu sa voix après cela, mais surtout en 2008. Ce qui s’est passé après 1991, et pour nous amener à 2008, c’est que les États-Unis ont décidé que l’unipolarité signifiait que l’OTAN s’élargirait quelque part de Bruxelles à Vladivostok, étape par étape.

ii. L’expansion de l’OTAN

L’élargissement de l’OTAN vers l’Est serait sans fin. Ce serait le monde unipolaire des États-Unis. Si, comme moi, vous avez joué au jeu de Risk lorsque vous étiez enfant, c’est l’idée des États-Unis : avoir une pièce sur chaque partie du plateau. Tout endroit où il n’y a pas de base militaire américaine est un ennemi. La neutralité est un gros mot dans le lexique politique américain.

La neutralité est peut-être le mot le plus sale selon la mentalité américaine. Si vous êtes un ennemi, nous savons que vous êtes un ennemi. Si vous êtes neutre, vous êtes un subversif, car vous êtes vraiment contre nous, mais vous ne nous le dites pas. Vous faites seulement semblant d’être neutre. Tel était donc l’état d’esprit, et la décision a été prise officiellement en 1994 lorsque le président Clinton a signé l’élargissement de l’OTAN à l’Est.

Vous vous souviendrez que le 7 février 1990, Hans-Dietrich Genscher et James Baker III se sont entretenus avec Gorbatchev. Genscher a ensuite donné une conférence de presse au cours de laquelle il a expliqué que l’OTAN ne se déplacerait pas vers l’Est.[xv] (*6) L’Allemagne et les Etats-Unis ne profiteraient pas de la dissolution du Pacte de Varsovie. Il faut bien comprendre que cet engagement a été pris dans un contexte juridique et diplomatique, et non dans un contexte occasionnel. Ces engagements étaient au cœur des négociations visant à mettre fin à la Seconde Guerre mondiale et à ouvrir la voie à la réunification de l’Allemagne.

Il a été convenu que l’OTAN ne bougerait pas d’un pouce vers l’Est.[xvi]  (*7) C’était explicite, et cela figure dans d’innombrables documents. Il suffit de consulter les archives de la sécurité nationale de l’université George Washington pour obtenir des dizaines de documents [xvii] (*8). Il s’agit d’un site Web intitulé ‘ » Wat Gorbachev Heard About NATO «  (Ce que Gorbatchev a entendu à propos de l’OTAN). Jetez-y un coup d’œil, s’il vous plaît, car tout ce que vous disent les États-Unis à propos de cette promesse est un mensonge, mais les archives sont parfaitement claires.

En 1994, Clinton a donc pris la décision d’étendre l’OTAN jusqu’à l’Ukraine. Il s’agit d’un projet américain à long terme. Ce n’est pas le fait d’une administration ou d’une autre. Il s’agit d’un projet du gouvernement américain qui a débuté il y a plus de 30 ans. En 1997, Zbigniew Brzezinski a écrit The Grand Chessboard, décrivant l’élargissement de l’OTAN vers l’Est.

Ce livre n’est pas seulement une réflexion de M. Brzezinski. Il s’agit de sa présentation au public de décisions déjà prises par le gouvernement des États-Unis, et c’est ainsi que fonctionne un livre comme celui-ci. Le livre décrit l’élargissement à l’est de l’Europe et de l’OTAN comme des événements simultanés et conjoints. Un bon chapitre de ce livre pose la question suivante : que fera la Russie lorsque l’Europe et l’OTAN s’étendront vers l’est ?

J’ai connu Zbig Brzezinski personnellement. Il était très gentil avec moi. Je conseillais la Pologne et il m’a beaucoup aidé. C’était aussi un homme intelligent, et pourtant il s’est trompé sur toute la ligne en 1997. En 1997, il a écrit en détail pourquoi la Russie ne pouvait rien faire d’autre que d’accepter l’expansion vers l’est de l’OTAN et de l’Europe. [xviii]  (*9) En fait, il parle de l’expansion vers l’est de l’Europe, et pas seulement de l’Europe, mais aussi de l’OTAN. Il s’agissait d’un plan, d’un projet américain. Et Brzezinski explique que la Russie ne s’alignera jamais sur la Chine. C’est impensable. La Russie ne s’alignera jamais sur l’Iran.

Selon Brzezinski, la Russie n’a pas d’autre vocation que la vocation européenne. Donc, si l’Europe se déplace vers l’Est, la Russie n’y peut rien. C’est ce que dit un autre stratège américain. Peut-on se demander pourquoi nous sommes toujours en guerre ? Parce que l’Amérique a ceci de particulier qu’elle « sait » toujours ce que ses partenaires vont faire, et qu’elle se trompe toujours ! Et l’une des raisons pour lesquelles nous nous trompons toujours est que, dans la théorie des jeux non coopératifs à laquelle jouent les stratèges américains, on ne parle pas à l’autre partie. On sait seulement quelle est la stratégie de l’autre. C’est merveilleux. Cela permet de gagner beaucoup de temps. Vous n’avez tout simplement pas besoin de diplomatie.

iii. La stratégie de la mer Noire

Ce projet a donc commencé sérieusement en 1994, et nous avons eu une politique gouvernementale continue pendant 30 ans, jusqu’à hier peut-être.[xix]  (*10) Un projet de trente ans. L’Ukraine et la Géorgie ont été les clés du projet. Pourquoi ? Parce que l’Amérique a appris tout ce qu’elle sait des Britanniques.

Nous sommes le prétendu empire britannique. Et ce que l’Empire britannique a compris en 1853, avec M. Palmerston, pardon, Lord Palmerston [avec Napoléon III], c’est qu’il faut encercler la Russie dans la mer Noire et lui interdire l’accès à la Méditerranée orientale. Ce que vous observez est un projet américain visant à faire la même chose au 21e siècle. L’idée américaine était que l’Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie, la Turquie et la Géorgie, toutes membres de l’OTAN, priveraient la Russie de tout statut international en bloquant la mer Noire et en neutralisant essentiellement la Russie, qui ne serait guère plus qu’une puissance locale. Brzezinski est clair sur cette géographie.

Après Palmerston et avant Brzezinski, il y avait bien sûr Halford Mackinder en 1904 : « Celui qui domine l’Europe de l’Est commande le Heartland ; celui qui domine le Heartland commande l’île-monde ; celui qui domine l’île-monde commande le monde »[xx] (*11).

J’ai connu les présidents et/ou leurs équipes. Rien n’a beaucoup changé entre Clinton, Bush Jr, Obama, Trump et Biden. Ils ont peut-être empiré petit à petit. Biden a été le pire à mon avis. C’est peut-être aussi parce qu’il n’avait pas toute sa tête ces deux dernières années. Je dis cela sérieusement, pas comme une remarque sarcastique. Le système politique américain est un système d’image. C’est un système de manipulation médiatique quotidienne. C’est un système de relations publiques. Il est possible d’avoir un président qui ne fonctionne pas, de le maintenir au pouvoir pendant deux ans et de le réélire. La seule chose qui compte, c’est qu’il a dû se tenir sur une scène pendant 90 minutes, seul, et que tout s’est arrêté là. S’il n’y avait pas eu ce problème, il aurait continué à se présenter, qu’il ait dormi après 16 heures ou non. Telle est donc la réalité. Tout le monde s’en accommode. Il est impoli de dire ce que je dis parce que nous ne disons pas la vérité sur presque tout dans le monde actuel.

Ce projet se poursuit donc depuis les années 1990. Bombarder Belgrade 78 jours d’affilée en 1999 faisait partie de ce projet. Diviser ce pays alors que les frontières sont « sacro-saintes », n’est-ce pas ? Sauf pour le Kosovo. Les frontières sont sacro-saintes, sauf lorsque l’Amérique les modifie. Le démembrement du Soudan était un autre projet américain connexe. Prenons l’exemple de la rébellion du Sud-Soudan. Est-ce que cela s’est produit parce que les Sud-Soudanais se sont rebellés ? Ou dois-je vous donner le manuel de la CIA ?

En tant qu’adultes, comprenons de quoi il s’agit. Les campagnes militaires sont coûteuses. Elles nécessitent de l’équipement, de l’entraînement, des camps de base, des renseignements, des moyens financiers. Ce soutien provient des grandes puissances. Il ne vient pas des insurrections locales. Le Sud-Soudan n’a pas vaincu le Soudan dans une bataille tribale. L’éclatement du Soudan était un projet américain. Je me rendais souvent à Nairobi et je rencontrais des militaires américains, des sénateurs ou d’autres personnes qui s’intéressaient de près à la politique intérieure du Soudan. Cette guerre faisait partie du jeu de l’unipolarité américaine.

iv. La politique étrangère des États-Unis et l’élargissement de l’OTAN

Comme vous le savez, l’élargissement de l’OTAN a commencé en 1999 avec la Hongrie, la Pologne et la République tchèque. La Russie en était extrêmement mécontente, mais ces pays étaient encore loin de ses frontières. La Russie a protesté, mais, bien sûr, en vain. Puis George Bush Jr. est entré en fonction. Lorsque le 11 septembre a eu lieu, le président Poutine a promis tout son soutien aux États-Unis. C’est alors que les États-Unis ont décidé, vers le 20 septembre 2001, de lancer sept guerres en cinq ans !

Vous pouvez écouter le général Wesley Clark en parler sur une vidéo [xxi]  (*12). Il était le commandant suprême de l’OTAN en 1999. Il s’est rendu au Pentagone vers le 20 septembre 2001. On lui a remis un document expliquant la perspective de sept guerres américaines de choix. Il s’agissait en fait des guerres de Netanyahou.

Le plan du gouvernement américain consistait en partie à nettoyer [éliminer] les anciens alliés soviétiques et en partie à éliminer les partisans du Hamas et du Hezbollah. L’idée de Netanyahou était et reste qu’il n’y aura qu’un seul État, merci, dans toute la Palestine d’avant 1948. Oui, un seul État. Ce sera Israël. Israël contrôlera tout le territoire, du Jourdain à la mer Méditerranée. Et si quelqu’un s’y oppose, nous le renverserons. Enfin, pas exactement Israël, mais plus précisément notre ami, les États-Unis. C’était la politique américaine jusqu’à ce matin. Nous ne savons pas si elle changera. Maintenant, le seul problème est que peut-être les États-Unis « posséderont Gaza » [selon le président Trump] au lieu qu’Israël possède Gaza.

L’idée de M. Netanyahou existe depuis au moins 25 ans. Elle remonte à un document intitulé « Clean Break » que Netanyahou et son équipe politique américaine ont élaboré en 1996 pour mettre fin à l’idée de la solution à deux États. Vous pouvez également trouver ce document en ligne  [xxii] (*13).

Il s’agit donc de projets américains à long terme. Il est erroné de se demander : « Est-ce Clinton ? Est-ce Bush ? Est-ce Obama ? » C’est une façon ennuyeuse de considérer la politique américaine, comme un jeu au jour le jour ou d’une année sur l’autre. Pourtant, ce n’est pas ce qu’est la politique américaine.

Après 1999, l’élargissement suivant de l’OTAN a eu lieu en 2004 avec sept pays supplémentaires : les trois États baltes, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie et la Slovaquie. À ce moment-là, la Russie était plutôt mécontente. Cette deuxième vague d’élargissement de l’OTAN constituait une violation totale de l’ordre d’après-guerre convenu au moment de la réunification allemande. Il s’agissait essentiellement d’une ruse fondamentale, ou d’une défection, des États-Unis par rapport à un accord de coopération avec la Russie.

Comme tout le monde s’en souvient, puisque nous venons d’avoir la Conférence de Munich sur la sécurité la semaine dernière, le président Poutine est allé voir le CSM en 2007 pour lui dire : « Stop, ça suffit ». Bien entendu, les États-Unis n’ont pas écouté. [xxiii]   (*14).

En 2008, les États-Unis ont fait avaler à l’Europe leur projet de longue date d’élargir l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie. Il s’agit d’un projet à long terme. J’ai écouté M. Saakashvili à New York au printemps 2008, lorsqu’il s’est exprimé devant le Council on Foreign Relations. Il nous a dit que la Géorgie était au cœur de l’Europe et qu’à ce titre, elle rejoindrait l’OTAN. Je suis sorti, j’ai appelé ma femme et je lui ai dit : « Cet homme est fou, il va faire exploser son pays ». Un mois plus tard, une guerre a éclaté entre la Russie et la Géorgie, au cours de laquelle la Géorgie a été vaincue. Les événements les plus récents à Tbilissi n’aident pas non plus la Géorgie, puisque vos députés européens s’y rendent pour encourager les protestations. Cela ne sauve pas la Géorgie, cela la détruit, la détruit complètement.

En 2008, comme tout le monde le sait, notre ancien directeur de la CIA William Burns, qui était à l’époque ambassadeur des États-Unis en Russie, a envoyé un long câble diplomatique à la secrétaire d’État Condoleezza Rice, dont le titre est resté célèbre : « Nyet means Nyet »  [xxiv](*15) Le message de Burns était que l’élargissement de l’OTAN était contesté par l’ensemble de la classe politique russe, et pas seulement par le président Poutine.

Nous ne connaissons ce câble que par Julian Assange. Croyez-moi, pas un mot n’est dit au peuple américain à ce sujet par notre gouvernement ou nos principaux journaux ces jours-ci. Nous devons donc remercier Julian Assange pour le mémo, que nous pouvons lire en détail.

Comme vous le savez, Viktor Ianoukovitch a été élu président de l’Ukraine en 2010 sur la base de la neutralité de l’Ukraine. La Russie n’avait aucun intérêt territorial ni aucun dessein en Ukraine. J’en sais quelque chose. J’y ai séjourné par intermittence au cours de ces années. Ce que la Russie négociait en 2010, c’était un bail de 25 ans, jusqu’en 2042, pour la base navale de Sébastopol. C’est tout. Il n’y avait pas de demandes russes pour la Crimée ou pour le Donbas. Rien de tout cela. L’idée que Poutine reconstruit l’empire russe est une propagande enfantine. Excusez-moi.

Si quelqu’un connaît l’histoire au jour le jour et d’une année sur l’autre, il s’agit d’un discours enfantin. Pourtant, les idées enfantines semblent mieux fonctionner que les idées adultes. Il n’y avait donc aucune revendication territoriale avant le coup d’État de 2014. Pourtant, les États-Unis ont décidé que Ianoukovitch devait être renversé parce qu’il était favorable à la neutralité et qu’il s’opposait à l’élargissement de l’OTAN. C’est ce qu’on appelle une opération de changement de régime.

Depuis 1947, les États-Unis ont mené une centaine d’opérations de changement de régime, dont un grand nombre dans vos pays [s’adressant aux députés européens] et dans le monde entier [xxv] .(*16) C’est le métier de la CIA. Sachez-le. C’est un type de politique étrangère très inhabituel. Dans le gouvernement américain, si vous n’aimez pas l’autre camp, vous ne négociez pas avec lui, vous essayez de le renverser, de préférence secrètement. Si cela ne fonctionne pas secrètement, on le fait ouvertement. Vous dites toujours que ce n’est pas notre faute. Ils sont l’agresseur. Ils sont l’autre côté.

Ils sont « Hitler ». Cela revient tous les deux ou trois ans. Qu’il s’agisse de Saddam Hussein, d’Assad ou de Poutine, c’est très pratique. C’est la seule explication de politique étrangère que l’on donne au peuple américain. Eh bien, nous sommes face à Munich 1938. Nous ne pouvons pas parler à l’autre camp. Ce sont des ennemis diaboliques et implacables. C’est le seul modèle de politique étrangère que nous entendons de la part de notre gouvernement et des médias. Les médias le répètent entièrement parce qu’ils sont complètement subornés par le gouvernement américain.

v.  La révolution de Maïdan et ses conséquences

Au cours de l’année 2014, les États-Unis ont travaillé activement au renversement de Yanukovych. Tout le monde connaît l’appel téléphonique intercepté par ma collègue de l’université de Columbia, Victoria Nuland, et l’ambassadeur américain, Peter Pyatt. Il n’y a pas de meilleure preuve. Les Russes ont intercepté son appel et l’ont diffusé sur Internet. Écoutez-le [xxvi]  (*17).

C’est fascinant. En faisant cela, ils ont tous été promus dans l’administration Biden. C’est le travail. Lorsque le Maïdan a eu lieu, on m’a appelé peu après. « Professeur Sachs, le nouveau premier ministre ukrainien aimerait vous voir pour parler de la crise économique. » J’ai donc pris l’avion pour Kiev et on m’a fait visiter le Maïdan. On m’a expliqué comment les États-Unis avaient payé l’argent de tous les gens autour du Maïdan, la révolution « spontanée » de la dignité.

Mes amis et messieurs, s’il vous plaît, comment tous ces médias ukrainiens sont-ils apparus soudainement au moment du Maïdan ? D’où vient toute cette organisation ? D’où venaient tous ces bus ? D’où viennent tous ces gens ? Vous plaisantez ? Il s’agit d’un effort organisé. Et ce n’est pas un secret, sauf peut-être pour les citoyens d’Europe et des États-Unis. Tous les autres le comprennent très bien. Après le coup d’État, il y a eu les accords de Minsk, en particulier Minsk II, qui, soit dit en passant, a été conçu sur le modèle de l’autonomie du Tyrol du Sud pour les Allemands de souche en Italie. Les Belges aussi peuvent très bien comprendre Minsk II, qui demandait l’autonomie et les droits linguistiques des russophones de l’est de l’Ukraine. Minsk II a été soutenu à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations Unies [xxvii] (*18), mais les États-Unis et l’Ukraine ont décidé qu’il ne serait pas appliqué. L’Allemagne et la France, garants du processus de Normandie, l’ont également ignoré. Ce rejet de Minsk II était une autre action unipolaire américaine directe, l’Europe jouant comme d’habitude un rôle subsidiaire totalement inutile bien qu’elle soit garante de l’accord.

Trump a remporté les élections de 2016 et a ensuite augmenté les livraisons d’armes à l’Ukraine. Les bombardements ukrainiens dans le Donbass ont fait des milliers de morts. L’accord de Minsk II n’a pas été mis en œuvre. Puis Biden est entré en fonction en 2021. J’espérais mieux, mais j’ai été profondément déçu une fois de plus. J’étais membre du Parti démocrate. Aujourd’hui, je n’appartiens à aucun parti, car les deux se valent de toute façon. Au fil du temps, les démocrates sont devenus de véritables bellicistes et il n’y a pas une seule voix au sein du parti qui appelle à la paix. Il en va de même pour la plupart de vos parlementaires.

Fin 2021, Poutine a mis sur la table un dernier effort pour parvenir à un modus operandi avec les États-Unis, dans deux projets d’accord de sécurité, l’un avec l’Europe et l’autre avec les États-Unis. Il a mis sur la table le projet d’accord entre la Russie et les États-Unis le 15 décembre 2021.

Ensuite, j’ai eu un appel d’une heure avec Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale, à la Maison Blanche, et je l’ai supplié : « Jake, évite la guerre. Vous pouvez l’éviter. Tout ce que les États-Unis ont à faire, c’est de dire : « L’OTAN ne s’élargira pas à l’Ukraine ». Il m’a répondu : « Oh, l’OTAN ne va pas s’étendre à l’Ukraine. Ne vous inquiétez pas. »

J’ai dit : « Jake, dis-le publiquement. » « Non. Non. Non. On ne peut pas le dire publiquement. » J’ai dit : « Jake, vous allez faire la guerre pour quelque chose qui ne va même pas se produire ? » Il m’a répondu : « Ne t’inquiète pas, Jeff. Il n’y aura pas de guerre. » Ce ne sont pas des gens très intelligents. Je vous le dis franchement, ce ne sont pas des gens très intelligents. Ils se parlent à eux-mêmes. Ils ne parlent à personne d’autre. Ils jouent à la théorie des jeux. Dans la théorie des jeux non coopératifs, on ne parle pas à l’autre partie. On se contente d’élaborer sa stratégie. C’est l’essence même de la théorie des jeux non coopératifs. Ce n’est pas une théorie de la négociation. Ce n’est pas une théorie du rétablissement de la paix. Il s’agit d’une théorie unilatérale et non coopérative, si vous connaissez la théorie formelle des jeux.

C’est ce qu’ils jouent. Ce type de théorie des jeux a commencé [en application] à la RAND Corporation. C’est ce à quoi ils jouent toujours. En 2019, la RAND a publié un document intitulé « Extending Russia : Competing from Advantageous Ground »[xxviii]  (*19). Incroyablement, le document, dans le domaine public, demande comment les États-Unis devraient ennuyer, contrarier et affaiblir la Russie. C’est littéralement la stratégie. Nous essayons de provoquer la Russie, de la faire éclater, de provoquer un changement de régime, des troubles ou une crise économique.

C’est ainsi qu’en Europe, on appelle un allié. J’étais donc là, lors de mon appel téléphonique frustrant avec Sullivan, dans le froid glacial. Il se trouve que j’essayais de passer une journée de ski. « Oh, il n’y aura pas de guerre, Jeff. » Nous connaissons la suite : l’administration Biden a refusé de négocier l’élargissement de l’OTAN. L’idée la plus stupide de l’OTAN est la politique dite de la porte ouverte, basée sur l’article 10 du traité de l’OTAN (1949). L’OTAN se réserve le droit d’aller où elle veut, pour autant que le gouvernement hôte soit d’accord, sans qu’aucun voisin – comme la Russie – n’ait son mot à dire.

Je dis aux Mexicains et aux Canadiens : « N’essayez pas. » Vous savez, Trump pourrait vouloir prendre le contrôle du Canada. Le gouvernement canadien pourrait alors dire à la Chine : « Pourquoi ne construisez-vous pas une base militaire dans l’Ontario ? » Je ne le conseillerais pas. Les États-Unis ne diraient pas : « C’est une porte ouverte. C’est l’affaire du Canada et de la Chine, pas la nôtre. » Les États-Unis envahiraient le Canada.

Pourtant, les adultes, y compris en Europe, dans ce Parlement, à l’OTAN, à la Commission européenne, répètent le mantra absurde selon lequel la Russie n’a pas son mot à dire dans l’élargissement de l’OTAN. C’est un non-sens. Ce n’est même pas de la géopolitique pour bébés. C’est tout simplement de l’inconscience. La guerre en Ukraine s’est donc intensifiée en février 2022, lorsque l’administration Biden a refusé toute négociation sérieuse.

vi. La guerre en Ukraine et la maîtrise des armements nucléaires

Quelle était l’intention de Poutine dans cette guerre ? Je peux vous le dire. Il s’agissait de forcer Zelensky à négocier la neutralité. Cela s’est produit dans les jours qui ont suivi le début de l’invasion. Vous devriez comprendre ce point fondamental, et non la propagande écrite sur l’invasion, qui prétend que l’objectif de la Russie était de conquérir l’Ukraine avec quelques dizaines de milliers de soldats.

Allons, Mesdames et Messieurs. S’il vous plaît, comprenez quelque chose de fondamental.L’idée de l’invasion russe était d’empêcher l’OTAN d’entrer en Ukraine. Et qu’est-ce que l’OTAN, au fond ? C’est l’armée américaine, avec ses missiles, ses déploiements de la CIA et tout le reste. L’objectif de la Russie était d’éloigner les États-Unis de sa frontière. Pourquoi la Russie s’intéresse-t-elle tant à cette question ? Si la Chine ou la Russie décidait d’installer une base militaire sur le Rio Grande ou à la frontière canadienne, non seulement les États-Unis paniqueraient, mais la guerre éclaterait dans les dix minutes qui suivraient. Lorsque l’Union soviétique a tenté cette expérience à Cuba en 1962, le monde a failli sombrer dans l’Armageddon nucléaire.

Tout cela est d’autant plus grave que les États-Unis ont unilatéralement abandonné le traité sur les missiles antibalistiques en 2002, mettant ainsi fin à la relative stabilité du cadre de contrôle des armes nucléaires. Il est extrêmement important de comprendre cela. Le cadre de contrôle des armes nucléaires est basé, en grande partie, sur la dissuasion d’une première frappe [décapitation]. Le traité ABM était un élément essentiel de cette stabilité. Les États-Unis sont sortis unilatéralement du traité ABM en 2002. Cela a fait sauter un joint russe. Tout ce que je viens de décrire sur l’élargissement de l’OTAN s’est donc produit dans le contexte de la destruction du cadre nucléaire par les États-Unis. À partir de 2010, les États-Unis ont commencé à installer des systèmes de missiles antibalistiques Aegis en Pologne, puis en Roumanie. La Russie n’aime pas cela.

L’une des questions à l’ordre du jour en décembre et janvier, décembre 2021, janvier 2022, était de savoir si les États-Unis revendiquaient le droit d’installer des systèmes de missiles en Ukraine. Selon l’ancien analyste de la CIA Ray McGovern, M. Blinken a dit à M. Lavrov en janvier 2022 que les États-Unis se réservaient le droit d’installer des systèmes de missiles en Ukraine.

Il s’agit là, mes chers amis, de votre allié présumé. Et maintenant, les États-Unis veulent installer des systèmes de missiles intermédiaires en Allemagne. N’oubliez pas que les États-Unis se sont retirés du traité FNI en 2019. Il n’y a pas de cadre pour les armes nucléaires à l’heure actuelle [xxix] (*20).

Lorsque Zelensky a déclaré, quelques jours après l’invasion russe, que l’Ukraine était prête pour la neutralité, un accord de paix était en vue. Je connais les détails de cet accord parce que je me suis entretenu en détail avec les principaux négociateurs et médiateurs et que j’ai beaucoup appris des déclarations publiques d’autres personnes. Peu après le début des négociations en mars 2022, les parties ont échangé un document que le président Poutine avait approuvé et que Lavrov avait présenté. Ce document était géré par les médiateurs turcs. Je me suis rendu à Ankara au printemps 2022 pour entendre directement et en détail ce qui s’est passé dans le cadre de la médiation. L’essentiel est là : L’Ukraine s’est retirée, unilatéralement, d’un accord presque conclu.

vii. La fin de la guerre en Ukraine

Pourquoi l’Ukraine a-t-elle quitté les négociations ? Parce que les États-Unis le lui ont demandé et parce que le Royaume-Uni a ajouté la cerise sur le gâteau en envoyant BoJo [Boris Johnson] à Kiev au début du mois d’avril pour faire valoir le même point de vue. Keir Starmer s’avère être encore pire, encore plus belliciste. C’est inimaginable, mais c’est vrai. Boris Johnson a expliqué, et vous pouvez le trouver sur le web, que ce qui est en jeu ici n’est rien d’autre que l’hégémonie occidentale ! Pas l’Ukraine, mais l’hégémonie occidentale. Michael von der Schulenberg et moi-même avons rencontré au Vatican un groupe d’experts au printemps 2022, et nous avons rédigé un document expliquant que rien de bon ne peut sortir de la poursuite de la guerre. [xxx] (*21) Notre groupe a vigoureusement soutenu, mais en vain, que l’Ukraine devait négocier immédiatement, parce que les retards signifieraient des morts massives, le risque d’une escalade nucléaire, et peut-être une perte pure et simple de la guerre.

Je ne voudrais pas changer un seul mot de ce que nous avons écrit à l’époque. Rien n’était faux dans ce document. Depuis que les États-Unis ont dissuadé l’Ukraine de négocier, un million d’Ukrainiens sont morts ou ont été gravement blessés. Et les sénateurs américains, qui sont aussi méchants et cyniques qu’on peut l’imaginer, affirment qu’il s’agit d’une merveilleuse dépense de l’argent américain parce qu’aucun Américain ne meurt. Il s’agit d’une pure guerre par procuration. L’un de nos sénateurs de l’État de New York, Richard Blumenthal, du Connecticut, l’a dit tout haut. Mitt Romney l’a dit tout haut. C’est le meilleur argent que l’Amérique puisse dépenser. Aucun Américain ne meurt. C’est irréel.

Pour revenir à hier, le projet ukrainien des États-Unis a échoué. Depuis le début, l’idée centrale du projet était que la Russie baisserait les bras. L’idée centrale était que la Russie ne pouvait pas résister, comme Zbigniew Brzezinski l’avait affirmé en 1997. Les Américains pensaient que les États-Unis avaient certainement le dessus.

Les États-Unis gagneront parce que nous allons les bluffer. Les Russes ne vont pas vraiment se battre. Les Russes vont vraiment se mobiliser. Nous déploierons l’« option nucléaire » économique consistant à exclure la Russie de SWIFT. Cela détruira l’économie. Nos sanctions mettront la Russie à genoux. Les HIMARS les détruiront. Les ATACMS, les F-16, les mettront à genoux. Honnêtement, cela fait plus de 50 ans que j’entends ce genre de discours. Nos responsables de la sécurité nationale racontent n’importe quoi depuis des décennies.

J’ai supplié les Ukrainiens de rester neutres. N’écoutez pas les Américains. Je leur ai répété le célèbre adage d’Henry Kissinger, selon lequel il est dangereux d’être un ennemi des États-Unis, mais fatal d’être un ami. Permettez-moi de le répéter pour l’Europe : Il est dangereux d’être l’ennemi des États-Unis, mais il est fatal d’être son ami.

viii. L’administration Trump

Permettez-moi de terminer par quelques mots sur le président Donald Trump. Trump ne veut pas de la main perdante de Biden. C’est pourquoi il est probable que Trump et le président Poutine se mettent d’accord pour mettre fin à la guerre. Même si l’Europe poursuit son bellicisme, cela n’aura pas d’importance. La guerre se termine. Alors, s’il vous plaît, sortez cela de votre système. Dites à vos collègues : « C’est fini ». « C’est fini. » C’est fini parce que Trump ne veut pas s’accrocher à un perdant. Celui qui sera sauvé par les négociations qui ont lieu en ce moment même, c’est l’Ukraine. Le second est l’Europe.

Votre marché boursier est en hausse ces derniers jours en raison de l’« horrible nouvelle » des négociations et d’une paix potentielle. Je sais que la perspective d’une paix négociée a été accueillie avec horreur dans ces chambres, mais c’est la meilleure nouvelle que vous puissiez recevoir. J’ai essayé de tendre la main à certains dirigeants européens. Je leur ai dit de ne pas aller à Kiev, mais à Moscou. Négociez avec vos homologues. Vous êtes l’Union européenne. Vous représentez 450 millions d’habitants et une économie de 20 000 milliards de dollars. Agissez en conséquence.

L’Union européenne devrait être le principal partenaire commercial de la Russie. L’Europe et la Russie ont des économies complémentaires L’opportunité d’un commerce mutuellement bénéfique est très forte. Au fait, si quelqu’un souhaite discuter de la manière dont les États-Unis ont fait exploser Nord Stream, je serai ravi d’en parler aussi. L’administration Trump est impérialiste dans l’âme. Trump croit manifestement que les grandes puissances dominent le monde. Les États-Unis seront impitoyables et cyniques, et oui, également vis-à-vis de l’Europe. N’allez pas mendier auprès de Washington. Cela ne servira à rien. Cela stimulerait probablement l’impitoyabilité. Au lieu de cela, ayez une véritable politique étrangère européenne.

Je ne dis donc pas que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de paix, mais nous nous trouvons actuellement dans un type de politique très différent, un retour à la politique des grandes puissances. L’Europe a besoin de sa propre politique étrangère, et pas seulement d’une politique étrangère russophobe. L’Europe a besoin d’une politique étrangère réaliste, qui comprenne la situation de la Russie, la situation de l’Europe, ce qu’est l’Amérique et ce qu’elle représente, et qui tente d’éviter que l’Europe ne soit envahie par les États-Unis. Il n’est certainement pas impossible que l’Amérique de Trump débarque des troupes au Groenland. Je ne plaisante pas, et je ne pense pas que Trump plaisante. L’Europe a besoin d’une politique étrangère, d’une vraie politique. L’Europe a besoin de quelque chose de différent de « Oui, nous allons négocier avec M. Trump et le rencontrer à mi-chemin ». Savez-vous à quoi cela ressemblera ? Appelez-moi après.

S’il vous plaît, ayez une politique étrangère européenne. Vous allez vivre avec la Russie pendant longtemps, alors négociez avec elle. Il y a de vraies questions de sécurité sur la table, tant pour l’Europe que pour la Russie, mais la grandiloquence et la russophobie ne servent en rien votre sécurité. Elles ne servent pas non plus la sécurité de l’Ukraine. Cette aventure américaine à laquelle vous avez adhéré et dont vous êtes aujourd’hui le principal meneur de jeu a contribué à faire environ un million de victimes ukrainiennes

ix. Sur le Moyen-Orient et la Chine

En ce qui concerne le Moyen-Orient, les États-Unis ont complètement cédé leur politique étrangère à Netanyahou il y a 30 ans. Le lobby israélien domine la politique américaine. N’en doutez pas. Je pourrais vous expliquer pendant des heures comment il fonctionne. C’est très dangereux. J’espère que Trump ne détruira pas son administration, et bien pire, le peuple palestinien, à cause de Netanyahou, que je considère comme un criminel de guerre qui a été correctement inculpé par la CPI.[xxxi]  (*22)

Le seul moyen pour l’Europe d’avoir la paix à ses frontières avec le Moyen-Orient est la solution des deux États. Il n’y a qu’un seul obstacle à cette solution, et c’est le veto des États-Unis au Conseil de sécurité de l’ONU, à la demande du lobby israélien. Par conséquent, si vous voulez que l’UE ait une certaine influence, dites aux États-Unis de renoncer à leur veto. L’Union européenne se retrouverait ainsi aux côtés d’environ 160 autres pays dans le monde. Les seuls à s’opposer à un État palestinien sont essentiellement les États-Unis, Israël, la Micronésie, Nauru, Palau, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’Argentine et le Paraguay[xxxii]  (*23).

Le Moyen-Orient est un endroit où l’Union européenne pourrait avoir une grande influence géopolitique. Pourtant, l’Europe est restée silencieuse sur le JCPOA et l’Iran et près de la moitié de l’Europe est restée silencieuse sur les crimes de guerre d’Israël et le blocage de la solution à deux États.

Le plus grand rêve de Netanyahou est la guerre entre les États-Unis et l’Iran. Et il n’a pas renoncé. Il n’est pas impossible qu’une guerre entre les États-Unis et l’Iran se produise. Pourtant, l’Europe pourrait l’arrêter – si l’Europe a sa propre politique étrangère. J’espère que Trump mettra fin à l’emprise de Netanyahou sur la politique américaine. Même si ce n’est pas le cas, l’UE peut travailler avec le reste du monde pour apporter la paix au Moyen-Orient.

Enfin, permettez-moi de dire qu’en ce qui concerne la Chine, elle n’est pas un ennemi. La Chine est simplement une grande réussite. C’est pourquoi les États-Unis la considèrent comme un ennemi, car son économie est plus importante que celle des États-Unis (mesurée en prix internationaux). Les États-Unis résistent à la réalité. L’Europe ne devrait pas faire de même. Je le répète, la Chine n’est ni un ennemi ni une menace. Elle est un partenaire naturel de l’Europe dans le domaine du commerce et de la protection de l’environnement.

C’est tout. Merci beaucoup.


[i] Sous-secrétaire à la Défense chargé de la planification aux États-Unis, de 1989 à 1993

[ii] https://www.nytimes.com/1992/03/08/world/us-strategy-plan-calls-for-insuring-no-rivals-develop.html

[iii] Dennis Fritz, Deadly Betrayal: The Truth about why the United States Invaded Iraq, OR Books, 2024. https://orbooks.com/catalog/deadly-betrayal/

[iv] Voici ce qu’écrit Brzezinski : « La seule véritable option géostratégique de la Russie – l’option qui pourrait donner à la Russie un rôle international réel et aussi maximiser l’opportunité de se transformer et de se moderniser socialement – est l’Europe. Et pas n’importe quelle Europe, mais l’Europe transatlantique de l’UE et de l’OTAN qui s’élargissent. Cette Europe est en train de prendre forme, comme nous l’avons vu au chapitre 3, et il est probable qu’elle restera étroitement liée à l’Amérique. C’est l’Europe à laquelle la Russie devra se rattacher si elle veut éviter une dangereuse isolation géopolitique ». Brzezinski, Zbigniew. Le grand échiquier : American Primacy and Its Geostrategic Imperatives (p. 118). Basic Books. 1997.

[v] What Gorbachev Heard About NATO.”

https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2017-12-12/nato-expansion-what-gorbachev-heard-western-leaders-early

https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2018-03-16/nato-expansion-what-yeltsin-heard

[vi] Voir l’interview de l’ancien commandant suprême de l’OTAN, le général Wesley Clark, accordée en 2011 à Démocratie, dans laquelle un responsable du Pentagone lui dit : « Nous allons attaquer et détruire les gouvernements de sept pays en cinq ans – nous commencerons par l’Irak, puis nous passerons à la Syrie, au Liban, à la Libye, à la Somalie, au Soudan et à l’Iran  https://www.youtube.com/watch?v=fAnNJW9_KYA

[vii] En 1996, Netanyahou et ses conseillers américains ont publié le document « Clean Break : Une nouvelle stratégie pour sécuriser le royaume » avec l’Institut des hautes études stratégiques et politiques. Cette nouvelle stratégie de « rupture nette » appelait Israël à rejeter le cadre de « la terre contre la paix ». Cela signifiait effectivement qu’Israël ne se retirerait pas des terres palestiniennes occupées en 1967 en échange de la paix régionale. Au lieu de cela, Israël poursuivrait sa politique d’occupation jusqu’à ce qu’il obtienne « la paix pour la paix », en remodelant le Moyen-Orient à sa guise. Redessiner la carte de la région consistait à renverser les gouvernements qui s’opposaient à la domination d’Israël. Lien ici : https://www.dougfeith.com/docs/Clean_Break.pdf

[viii] Le 10 février 2007, le président russe Vladimir poutine a prononcé un discours lors de la 43e conférence de Munich sur la sécurité. Ce discours est disponible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/24034

[ix] Le mémo de l’ambassadeur William Burns : Les limites de l’élargissement de l’OTAN pour la Russie. Le mémo peut être consulté à l’adresse suivante : https://wikileaks.org/plusd/cables/08MOSCOW265_a.html

[x]

[xi] (*2) Qui a fait partie d’un projet mené par le professeur Graham Allison de la Harvard Kennedy School of Government avec le conseiller économique de Gorbatchev, Grigory Yavlinsky, et publié dans le livre Window of Opportunity : The Grand Bargain for Democracy in the Soviet Union, Pantheon Books, 1991.

[xii] (*3) Richard Darman, de l’OMB, l’a exprimé de la manière suivante. « En définissant l’intérêt des États-Unis, nous devons faire preuve d’un certain machiavélisme. Quel est le montant minimum nécessaire pour apaiser un régime avec lequel nous souhaitons travailler sur d’autres questions ? En d’autres termes, quel est le strict minimum pour faire avancer les choses ? Je ne crois pas que nous devions nous inquiéter de la décomposition de l’URSS. Si c’est ce que nous comprenons au niveau interne, alors nous pouvons aller de l’avant publiquement. » Plus loin, Darman ajoute : « Je veux avoir l’air sérieux sans pour autant nous tromper. Nous avons déjà suffisamment d’ingrédients pour un bon programme de relations publiques. » (souligné dans l’original)

[xiii] (*4) Voir également mon article « Comment les Néocons ont choisi l’hégémonie plutôt que la paix au début des années 1990 », disponible ici : h]ps://www.jeffsachs.org/newspaper-ar^cles/bfsmbpe4plx7cc6lgxhf37lx249r22?rq=how%20the%20neocons

[xiv] (*5) Voir Dennis Fritz, Deadly Betrayal : The Truth about why the United States Invaded Iraq, OR Books, 2024. Lien ici : h]ps://orbooks.com/catalog/deadly-betrayal/

[xv] (*6) https://www.youtube.com/watch?v=ogM0EjYbPRk

[xvi] (*7) Il s’agissait d’un accord, bien que verbal, Gorbatchev ayant souligné aux États-Unis et à l’Allemagne l’importance de l’engagement américano-allemand de ne pas étendre l’OTAN vers l’est.

[xvii]  (*8) De nombreux documents clés sont disponibles ici https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2017-12-12/nato-expansion-what-gorbachev-heard-western-leaders-early et ici https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2018-03-16/nato-expansion-what-yeltsin-heard.

[xviii] (*9) Voici ce qu’écrit Brzezinski : « La seule véritable option géostratégique de la Russie – l’option qui pourrait donner à la Russie un rôle international réel et aussi maximiser l’opportunité de se transformer et de se moderniser socialement – est l’Europe. Et pas n’importe quelle Europe, mais l’Europe transatlantique de l’UE et de l’OTAN qui s’élargissent. Cette Europe est en train de prendre forme, comme nous l’avons vu au chapitre 3, et il est probable qu’elle restera étroitement liée à l’Amérique. C’est l’Europe à laquelle la Russie devra se rattacher si elle veut éviter une dangereuse isolation géopolitique ». Brzezinski, Zbigniew. Le grand échiquier : American Primacy and Its Geostrategic Imperatives (p. 118). Basic Books. 1997

[xix] (*10) Je fais référence à l’appel téléphonique Trump-Poutine du 12 février 2025 et aux déclarations qui ont suivi dans la foulée.

[xx] (*11) Mackinder a écrit en 1919 le livre DemocraEc Ideals and Reality, s’appuyant sur son ouvrage précédent The Geographical Pivot of History de 1904.

[xxi] (*12) Voir l’interview de l’ancien commandant suprême de l’OTAN, le général Wesley Clark, en 2011 avec Democracy, où il a été informé par un fonctionnaire du Pentagone que « nous allons attaquer et détruire les gouvernements de sept pays en cinq ans – nous allons commencer par l’Irak, puis nous allons passer à la Syrie, au Liban, à la Libye, à la Somalie, au Soudan et à l’Iran ».

[xxii]  (*13) En 1996, Netanyahou et ses conseillers américains ont publié le document « Clean Break : Une nouvelle stratégie pour sécuriser le royaume » avec l’Institut des hautes études stratégiques et politiques. Cette nouvelle stratégie de « rupture nette » appelait Israël à rejeter le cadre de « la terre contre la paix ». Cela signifiait effectivement qu’Israël ne se retirerait pas des territoires palestiniens occupés en 1967 en échange de la paix régionale. Au lieu de cela, Israël poursuivrait sa politique d’occupation jusqu’à ce qu’il obtienne « la paix pour la paix », en remodelant le Moyen-Orient à sa guise. Redessiner la carte de la région consistait à renverser les gouvernements qui s’opposaient à la domination d’Israël. Lien ici : https://www.dougfeith.com/docs/Clean_Break.pdf

[xxiii] (*14) Le 10 février 2007, le président russe Vladimir Poutine a prononcé un discours lors de la 43e conférence de Munich sur la sécurité. Ce discours peut être consulté à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/24034

[xxiv] (*15) Mémo de l’ambassadeur William Burns Nyet Means Nyet : Russia’s NATO Enlargement Redlines. Cette note peut être consultée à l’adresse suivante : https://wikileaks.org/plusd/cables/08MOSCOW265_a.html

[xxv] (*16) Le politologue Lindsey O’Rourke a étudié 64 opérations secrètes de changement de régime menées par les États-Unis entre 1947 et 1989 et a conclu que « les opérations de changement de régime, en particulier celles menées secrètement, ont souvent conduit à une instabilité prolongée, à des guerres civiles et à des crises humanitaires dans les régions concernées ». O’Rourke, Covert Regime Change : America’s Secret Cold War, 2018. Depuis 1989, il existe de nombreuses preuves de l’implication de la CIA en Syrie, en Libye, en Ukraine, au Venezuela et dans de nombreux autres pays.

[xxvi] (*17) Lien vers la transcription de la fuite de l’appel téléphonique entre la secrétaire d’État adjointe Victoria Nuland et l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geoffrey Pyatt https://www.bbc.com/news/world-europe-26079957

[xxvii] (*18) L’accord de Minsk II a été approuvé par le Conseil de sécurité des Nations unies par le biais de la résolution 2202, adoptée à l’unanimité le 17 février 2015. https://press.un.org/en/2015/sc11785.doc.htm

[xxviii]  (*19) Lien vers le document de la RAND : https://www.rand.org/pubs/research_reports/RR3063.html

[xxix] (*20) Les États-Unis se sont officiellement retirés du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) le 2 août 2019, après une période de suspension de six mois qui a débuté le 2 février 2019.

[xxx] (*21) La réunion au Vatican était la session d’économie fraternelle sur le Jubilé 2025 : L’espérance dans les signes des temps. Lien ici : https://www.pass.va/content/dam/casinapioiv/pass/pdf-booklet/2024_booklet_fraternal_economy.pdf

[xxxi] *22) « Benjamin NETANYAHU, le Premier ministre d’Israël, et Yoav GALLANT, le ministre de la Défense d’Israël, portent la responsabilité pénale des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité suivants, commis sur le territoire de l’État de Palestine ». Lien vers la CPI : https://www.icc-cpi.int/news/statement-icc-prosecutor-karim-aa-khan-kc-applications-arrest-warrants-situation-state

[xxxii] (*23) Les Nations Unies peuvent mettre fin au conflit du Moyen-Orient en accueillant la Palestine comme membre. Lien vers mon article : https://www.aljazeera.com/opinions/2025/1/10/the-un-can-end-the-middle-east-conflict-by-welcoming-palestine-as-a-member