Les Européens entre deux arcs de tension : l’impératif continental pour faire face aux enjeux géopolitiques de sécurité
La dégradation de la sécurité intra et extra européenne
Les attentats islamistes en France en janvier et au Danemark en février 2015 se sont ajoutés à l’aggravation continue de la crise issue des révolutions arabes et à la guerre civile en Ukraine. Ces évènements soulignent la dégradation de la situation sécuritaire non seulement dans la proximité géographique de l’Union européenne mais aussi au cœur du territoire des États européens. Ces évolutions accélèrent la matérialisation d’un scénario défavorable pour les États-membres de l’Union européenne par la conjonction et le renforcement simultané de plusieurs tendances négatives de la géopolitique mondiale :
On assiste à :
-la montée en puissance d’une menace intérieure avec la prolifération de l’Islam radical au sein des minorités mal assimilées issues d’une immigration massive depuis des décennies. Elles aussi radicalisées par le prosélytisme islamiste pratiquée par des pays du Moyen Orient provoquant un effet de vases communiquant entre les crises dans les pays arabes et la sécurité intérieure des pays européens, notamment avec le retour des djihadistes de Syrie et d’Irak (cartes planche 1).
-L’émergence de quasi-États ou d’alliances islamistes hostiles sur le continent africain et la péninsule arabique comme l’État islamique, parallèlement à la décomposition des États et la prolifération des acteurs transnationaux et infra étatiques pratiquant le terrorisme et la criminalité.
-Une rivalité géopolitique croissante entre la Russie et l’Union européenne provoquant de nouvelles fractures continentales dommageables à la stabilité et la prospérité européennes et une Russie s’orientant de manière plus prononcée vers l’Asie au détriment des États membres de l’Union.
-Une réorientation des États-Unis vers l’Asie-Pacifique et une dégradation de leurs relations avec la Russie aboutissant à des actions de leur part de manière non concertée avec les Européens dans leur environnement stratégique, sauf lorsqu’il s’agit de s’entendre pour sanctionner la Russie.
-La cristallisation des visions géopolitiques différentes entre les États-membres de l’Union européenne et la stagnation du projet d’Europe souveraine et forte, notamment avec l’échec d’une diplomatie et d’une défense européenne autonome, avec pour conséquence la prépondérance des intérêts de l’OTAN.
Les enjeux à l’Est et au Sud : deux arcs de crises, un seul échiquier
Les deux arcs de tensions Sud et Est doivent aussi être appréhendés comme un seul échiquier pour comprendre les rivalités géopolitiques en cours (cartes planche 2). Le soutien inconditionnel des États membres de l’UE et des États-Unis aux révolutions arabes renforce avec raison la méfiance de la Russie, des pays d’Asie centrale, mais aussi de la Chine et l’Inde vis à vis de cette stratégie de déstabilisation qui risque d’enflammer les zones d’intérêts prioritaires de ces pays. Le chevauchement des arcs de tensions illustre le risque d’effet domino provoqué par les déstabilisations de l’arc Sud et la trajectoire de collision avec la volonté de la Russie de préserver la stabilité de son étranger proche le long de l’arc Est, d’où sa fixation de lignes rouges à ne pas dépasser en Syrie et en Ukraine (carte du bas planche 2). Le changement de régime politique en Ukraine en février 2015 légitimé par les États membres de l’Union européenne s’est produit après l’échec de la tentative de changement de régime en Syrie pour éliminer le président Bachar el-Assad.
Sur le flanc Est de l’Union européenne, les élargissements successifs de l’OTAN n’ont pas tenu compte de la perception de sécurité de la Russie qui cherche à éviter qu’une alliance qui lui a été hostile pendant toute la guerre froide vienne s’installer dans sa proximité géographique, voire pire, sur des territoires ayant appartenu à la Russie dans son histoire longue (comme la Crimée aujourd’hui redevenue russe, le centre et l’Est de l’Ukraine). Vladimir Poutine, à l’occasion de son discours à la 43ème conférence de Munich le 2 octobre 2007, avait dénoncé l’extension de l’Alliance atlantique aux frontières de la Russie, contrairement aux promesses faites à Gorbatchev par le secrétaire général de l’OTAN, Manfred Woerner, qui avait promis le 17 mai 1990 qu’il n’y aurait pas de troupes de l’OTAN sur le territoire des anciens membres du pacte de Varsovie garantissant la sécurité à l’Union soviétique.
La crise en Ukraine est aujourd’hui l’épicentre de l’arc de tensions Est. Elle représente pour le moment un risque d’instabilité et non pas une menace car la Russie n’est pas un ennemi. Les risques se situent à deux niveaux : la prolongation de la crise ukrainienne augmente les risques de désaccord entre États-membres de l’Union et la Russie mais aussi entre États-membres eux-mêmes tandis que les flux de réfugiés et les perturbations des livraisons de gaz dans le cas d’une aggravation du conflit pourraient déstabiliser les sociétés européennes. La prolongation de la crise pourrait toutefois faire évoluer ce conflit vers une crise internationale de grande ampleur entre grandes puissances.
Les menaces communes à la sécurité de l’espace eurasien (donc communes à l’Union européenne, aux pays d’Asie centrale, à la Russie et la Chine) proviennent de l’arc de crises au Sud avec la prolifération des milices djihadistes enrôlant des militants issus des pays européens et risquant de pratiquer le terrorisme à leur retour. S’y ajoute l’apparition de nouveaux gouvernements islamistes sur la rive Sud de la Méditerranée et au Moyen-Orient (l’Etat islamique) très éloignés des modèles laïcs européens après les changements de régimes soutenus par les États-Unis et les Européens. Ces États risquent à leur tour de manipuler les minorités européennes islamisées pour opérer des chantages de diverses natures.
Une inflexion nécessaire du projet européen
Avec la détérioration croissante de la situation sécuritaire dans l’arc de crises au Sud du continent eurasien, les États-membres de l’Union européenne ne peuvent pas se payer le luxe de se positionner dans une posture de confrontation géopolitique avec la Russie, d’autant plus que les intérêts de long terme priment sur leurs différends.
L’option d’un refoulement de la Russie dans ses terres continentales a bien été choisie, plutôt que son intégration dans le nouveau concert des nations européennes et mondiales selon le principe classique de l’équilibre, doctrine européenne par excellence qui mérite d’être redécouverte. La vision euro-atlantique qui s’impose exclut la vision européenne continentale.
Les États-membres de l’Union européenne sont restés très divisés sur les finalités du projet européen, particulièrement depuis les grands élargissements de l’Union européenne à l’Europe centrale et orientale. Il a accentué le tropisme euro-atlantiste (orientation exclusive vers l’alliance avec les États-Unis) du projet européen au détriment d’un meilleur équilibre avec les autres espaces géopolitiques comme l’Eurasie avec la Russie et l’Asie centrale, mais aussi la Chine et l’Inde, la Méditerranée, l’Afrique, et l’Amérique du Sud.
La crise en Ukraine est révélatrice des visions concurrentes de la finalité du projet européen. Les États adeptes de la vision euro-atlantiste ont soutenu le changement de régime en Ukraine et instrumentalisé le conflit pour aspirer l’Ukraine hors de l’orbite de la Russie car leur conception du projet européen correspond à une Europe atlantiste qui exclut la Russie à moins d’en faire une puissance occidentalisée de second rang. Le scénario exclusif euro-atlantiste ne correspond pas à la vision d’une Europe politique et souveraine. Les adeptes d’un rapprochement avec la Russie sont par contre portés par la vision d’une Europe européenne telle que l’avait déjà imaginée le général de Gaulle.
Il appartient donc aux États-membres de l’Union européenne de réconcilier leurs intérêts avec ceux de la Russie à propos de la question ukrainienne, mais aussi vis-à-vis de l’arc de crises au Sud afin de promouvoir un espace de sécurité de Lisbonne à Vladivostok. Il est en effet illusoire de régler la question ukrainienne comme les autres conflits de voisinage issus de l’effondrement de l’URSS de manière cloisonnée. L’évolution favorable dépend d’un règlement global avec la Russie et de la place qu’on lui accordera dans le projet européen tout en respectant la souveraineté et les intérêts des différents pôles géopolitiques de cet espace.
À l’occasion des accords de Minsk II du 12 février 2015, L’axe franco-allemand a commencé à se démarquer plus fortement des Etats du « camp de la confrontation » à propos de la question ukrainienne en reprenant son rôle de chef de file en Europe pour éviter l’escalade et éviter de faire de l’Ukraine un front contre la Russie. Il serait toutefois nécessaire au deux États de défendre une position plus neutre dans ce conflit pour jouer le rôle de médiateur. Une position trop favorable au gouvernement ukrainien nuit à l’implication de toutes les parties intéressées à la résolution de ce conflit. Les rebelles du Donbass comme la Russie devraient être associés pleinement aux négociations conduisant à la stabilisation de l’Ukraine.
L’échelle mondiale
Au niveau mondial, l’Union européenne et la Russie pourraient jouer le rôle de modérateurs vis-à-vis d’une rivalité américano-chinoise (voir cartes du haut de la planche 2).
Face au scénario d’une dégradation des relations sino-américaines évoluant vers une stratégie d’endiguement de la Chine par les États-Unis, les Européens n’auront pas d’autre choix que de se positionner en fonction de leurs intérêts propres, s’ils ne veulent pas devenir les supplétifs d’une manœuvre élaborée ailleurs et servant d’autres intérêts. Une prise de distance des Européens face à la tension sino-américaine, dont le théâtre principal restera éloigné des zones les plus sensibles et prioritaires pour les intérêts européens serait indiquée au moyen d’une alliance modératrice avec la Russie.
L’échelle eurasienne et eurafricaine
Les alliances d’États et de nations sont utiles pour former des centres de concentration de puissance à partir des proximités géographiques, à l’inverse d’un monde unipolaire dominé par une seule puissance ou une alliance d’Etats. La réémergence d’un axe Paris-Berlin-Moscou ouvert aux autres nations européennes serait utile former l’ossature d’un axe continental de rééquilibrage européen, eurasien et mondial (cartes planches 3).
L’arc d’instabilité au Sud de l’Europe fait peser des menaces et des risques communs à toutes les nations européennes. La perspective de la dégradation des relations entre les États européens et les États au Sud de la Méditerranée aspirés dans une période durable de troubles est déjà une réalité. Pour briser l’enfermement de l’Union européenne dans l’angle des deux arcs de tensions à ses frontières au Sud, (révolutions arabes) et à l’Est (conflits gelés et ouverts issus de la désintégration de l’URSS), un rapprochement substantiel des Etats de l’Union européenne avec la Russie et les pays d’Asie centrale serait utile pour engager une gestion partagée des instabilités orientales et méridionales.
Rétablir la confiance entre nations européennes est aussi nécessaire pour résoudre la crise ukrainienne : cela signifierait d’éviter d’empiéter sur l’espace de sécurité de la Russie afin d’éviter les contrecoups géopolitiques en annonçant clairement l’arrêt des projets d’extension de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne dans l’espace postsoviétique. La négociation de lignes rouges territoriales réciproques est nécessaire. L’Union européenne pourrait ainsi être amenée comme la Russie à définir ses propres zones de responsabilités en évitant de déborder de manière non concertée sur celles de ses voisins.
Pour parachever l’espace de sécurité de Vancouver à Vladivostok, les Européens auraient donc intérêt à se rapprocher de tous les Etats y compris la Russie sur leur flanc Est. Il est inacceptable pour les Européens de se couper de leur flanc oriental ainsi que de leur flanc méridional car une orientation exclusivement euro-atlantiste ne permet pas aux européens de tirer profit de leur géographie au carrefour de différents espaces géopolitiques. Dans un monde multicentré, Les relations avec les Etats-Unis et la Russie devraient être d’importance équivalente pour les Etats-membres de l’Union européenne.
L’Union européenne et l’Union eurasiatique promue par Moscou auraient donc vocation à se rapprocher pour former un espace de prospérité et de sécurité de Lisbonne à Vladivostok, comme espace complémentaire et emboîté dans l’espace de sécurité de Vancouver à Vladivostok afin de permettre à l’Union européenne d’équilibrer ses relations vis-à-vis de l’espace euro-atlantique.
Construire les solidarités continentales
-Un traité de sécurité européen et eurasien
Négocier un traité de sécurité entre l’Union européenne et la Russie à l’échelle eurasienne incluant l’Asie centrale serait un grand pas vers la stabilisation du continent. Dans le cas d’un blocage des négociations par l’intransigeance de certains membres de l’UE, un noyau d’États membres pourrait avancer avec la Russie sur cette question (la France et l’Allemagne) car l’Union européenne est aujourd’hui diluée et divisée par les visions géopolitiques divergentes des nations qui la composent. L’OTAN ne peut donc pas être la seule source de légitimité pour la pratique de la politique de sécurité des nations européennes. Les Européens devraient régler les questions de sécurité et de stabilité continentale entre eux et mettre à profit les atouts de l’UE et de l’OSCE.
-Développer les complémentarités énergétiques, commerciales et culturelles
S’approvisionner en Russie est une alternative au pétrole et au gaz provenant du Moyen-Orient, source d’instabilités majeures et du prosélytisme islamiste et contribue à une Russie forte, stable et prospère dans l’intérêt commercial et énergétique des États membres de l’Union européenne. L’exploitation du gaz de schiste sur le territoire européen très densément peuplé n’est pas adéquate et comporte des limites.
Penser un espace politique, culturel et commercial de Lisbonne à Vladivostok aurait de plus pour ambition de maintenir une unité entre les différents pôles de la civilisation européenne. Les différentes nations européennes, y compris la Russie, ont intérêt à préserver leur héritage culturel et historique issu de l’Occident chrétien mais aussi ses conditions d’épanouissement et de rayonnement pour faire poids parmi les civilisations qui se côtoient dans le processus de mondialisation qui menace trop souvent les traditions et les héritages géo-historiques.
Conclusion
Le bon sens géopolitique suggère les orientations suivantes pour les nations européennes :
-Éviter d’avoir à faire face à deux fronts d’États hostiles à l’Est et au Sud de l’Union européenne, situation qui serait catastrophique pour la sécurité européenne et limiterait toute marge de manœuvre pour une politique d’alliances multidirectionnelles.
-Stabiliser la situation en Ukraine par le gel du conflit, et si possible encourager un processus de fédéralisation et neutralisation du pays (ni UE, ni OTAN), et son redressement économique en coopération avec la Russie
-S’allier entre États-membres de l’Union européenne, États-Unis, Russie, pays d’Asie centrale contre la menace islamiste au Sud du continent eurasien, selon une approche globale avec un soutien déterminé aux États arabes laïcs pour éviter le « deux poids deux mesures » (combat contre l’Etat Islamique en Irak mais soutien aux rebelles islamistes contre le régime syrien).
-Le resserrement de l’Europe politique peut amener à éventuellement penser le noyau d’une défense européenne en dehors de l’Union européenne car élaborer une vision géopolitique et géostratégique à 28 membres est illusoire. Négocier une Union européenne à plusieurs vitesses ou à géométrie variable serait plus adapté.
[1] André LIEBICH, les promesses faites à Gorbatchev : l’avenir des alliances au crépuscule de la guerre froide, Institut de hautes études internationales et du développement, Relations internationales, n°147, Genève. 2011, p.85-96. http:/www.cairn.info/resume.php ?ID ARTICLE=RI 147 0085