Chroniques du grand jeu franco-allemand : Après le Brexit, la rivalité géopolitique franco-allemande resurgit !
Le Brexit a pour premier effet de modifier les équilibres géopolitiques précaires de pouvoir au sein de l'Union européenne, et notamment franco-allemands. Les autres enjeux géopolitiques cruciaux révélés par le vote des britanniques concernent la souveraineté, la maîtrise du territoire national par rapport à l'immigration, et donc la question des frontières.
Au-delà de l’entente affichée des six États fondateurs du projet européen convoqués à Berlin dès le lendemain du résultat pour gérer le Brexit, les positions divergent entre les gouvernements allemand et français. Le couple franco-allemand s'éloigne un peu plus du centre de gravité géopolitique de l'Union européenne au profit de l'Allemagne.
On note aussi la volonté de minimiser l'évènement de la part des anti-Brexit et des institutions européennes, après avoir tenu des propos catastrophistes en cas de sortie du Royaume-Uni. Une posture de déni sur les causes du choix des Britanniques, notamment la question de l'immigration et du contrôle des frontières entoure de manière frappante les commentaires des médias "mainstream" et des gouvernants. L'idée que les Britanniques auraient mal voté par ignorance, la suggestion par certains de l'organisation d'un second référendum pour corriger le premier et l'appel à un saut intégratif par les euro-utopistes illustre le déni ambiant face à la réalité géopolitique et les aspirations profondes des peuples[1].
La rivalité géopolitique franco-allemande à propos des finalités européennes
Cette évolution était pourtant prévisible si l'on observe les tendances géopolitiques de fond du projet européen depuis la réunification allemande, la crise de l'euro, l'accélération de la mondialisation libérale, et l'émergence du monde multipolaire. Les incantations politiques des intégrationnistes pour un approfondissement de l'intégration au moyen d'un nouveau traité après le rétrécissement de l'Union européenne apparaît de plus en déconnecté de la réalité[2]. La nouvelle rivalité géopolitique franco-allemande constitue l'enjeu principal du projet européen et le Brexit ne fait que révéler au grand jour les non-dits de cette crise. Cette réalité a été mainte fois soulignée sur ce site : "Brexit : un train européen qui déraille peut en cacher un autre" (http://www.eurocontinent.eu/2016/06/brexit-un-train-europeen-qui-deraille-peut-en-cacher-un-autre/) et "les finalités géopolitiques européennes divergentes de l'Allemagne et de la France sont un obstacle à l'approfondissement de la zone euro" (http://www.eurocontinent.eu/2015/08/les-finalites-geopolitiques-europeennes-divergentes-de-lallemagne-et-de-la-france-sont-un-obstacle-a-lapprofondissement-de-la-zone-euro/).
Les Allemands et les Français sont en désaccord sur l'échelle géographique adéquate pour la gouvernance de l'Union européenne afin de sauvegarder le projet européen. Derrière cette question se cache la rivalité de pouvoir entre l'Allemagne et la France pour le leadership européen et le modèle économico-politique à privilégier.
Les Français ont pour ambition de renforcer la dimension politique de la zone euro à 19 dans une Union européenne, selon leur perception, trop grande et dominée par l’Allemagne installée en son centre géographique. Ils espèrent faire faire émerger un gouvernement économique plus favorable à la vision française d’un contrôle de l’économie par la politique, tout en préservant le rôle de l’Allemagne comme « bouclier de la zone euro » dans la mondialisation, et profitant à la France économiquement plus faible. Les Allemands, sans être univoques (il existe des nuances dans la coalition au pouvoir entre Angela Merkel, Siegmar Gabriel et Wolfgang Schaüble), se méfient de cette conception et souhaitent maintenir le centre de gravité géopolitique à l’échelle de l'Europe des 27 après la sortie des Britanniques, car ils en occupent le centre. Ils proposent à l’inverse une extension de leur modèle économique au reste de l’Union européenne tout en voulant éviter une « Europe des transferts financiers » (Transferunion). En refusant une avant-garde, ils veulent aussi éviter de créer de nouvelles fractures avec les États-membres d’Europe centrale et du Nord qui ne font pas partie de la zone euro comme la Pologne et la Suède.
La négociation entre l'Union européenne et le Royaume-Uni s'annonce donc des plus difficiles car les Allemands et les Français n'ont donc pas les mêmes objectifs géopolitiques. Les Britanniques peuvent jouer de cette rivalité et pratiquer un chantage politique au moyen d'un pourrissement de la situation afin d'obtenir le meilleur contrat post-Brexit avec l'Union européenne, en faisant durer les négociations. Le refus des Britanniques d'invoquer l'article 50 pour commencer la procédure de sortie indiquerait que l'on s'oriente vers ce scénario.
Les gouvernement Allemands et Français avaient chacun leurs raisons de garder les britanniques au sein de l'UE. Pour les Français, il s'agissait de rééquilibrer le poids de l'Allemagne, et pour les Allemands, ne pas faire apparaître de manière trop nette la dissymétrie franco-allemande depuis la réunification allemande. Les deux gouvernements vont être tiraillés entre deux objectifs contradictoires : le mode survie de l'Union européenne après un coup potentiellement mortel pousse les deux gouvernements à minimiser le Brexit pour éviter un effet domino et la modification trop nette de l'équilibre franco-allemand, tandis que les agendas nationaux différentiés des deux gouvernements les amènent à s'affronter. Le gouvernement français en période pré-électorale à intérêt à démontrer que la sortie du Royaume-Uni à un coût afin de dissuader les souverainistes français de privilégier une renégociation de la place de la France au sein de l'Union ou une sortie pure et simple de l'UE. D'où la volonté d'accélérer les négociations Brexit. Cela contredit la volonté allemande de préserver une place pour le Royaume-Uni, pour éviter les fractures internes à l'UE en raison de sa position géographique au centre. D'où la volonté d'Angela Merkel de temporiser. La tentation de contourner le vote souverain des Britanniques germe aussi dans les esprits au sein de la diplomatie allemande et de certains idéologues de l'intégration, avec la complicité d'une partie de la classe politique Britannique qui aimerait renverser la décision du Brexit, après des élections législatives anticipées et un second référendum. Cette usurpation de la souveraineté d'un peuple aurait des conséquences délétères sur l'adhésion déja bien entamée des citoyens européens à l'Union européenne.
La question du Brexit n'est toutefois pas décisive en soi mais démontre sa nature explosive comme révélatrice de la fissure franco-allemande. Le format de consultation pour engager les discussions dans l'UE sur le Brexit montre une marginalisation du couple franco-allemand par le gouvernement d'Angela Merkel en plaçant l'Allemagne au centre du jeu. Pour preuve de cette évolution, la convocation des chefs d'État et de gouvernement des six États fondateurs à Berlin et une réunion avec le premier ministre Italien Renzi, Angela Merkel, François Hollande et le président du conseil européen Donald Tusk à nouveau à la Chancellerie à Berlin le 27 juin avant le sommet européen des 28 et 29 juin sont organisées sans réunion préalable entre Hollande et Merkel. Le ministre des affaires étrangères allemand Frank-Walter Steinmeier a pour sa part annoncé qu'il rencontrerait aussi le 27 juin les représentants des pays baltes et du groupe de Visegrad (Pologne, Tchéquie, Hongrie, Slovaquie). Merkel a pour mission de rassembler les pays fondateurs et son ministre des affaires étrangères Steimeier, les pays d'Europe centrale et orientale. Cette division des tâches, Merkel, l'Ouest et le Sud, Steinmeier, l'Est et le Nord-Est confirme le positionnement de l'Allemagne comme puissance centrale.
Cette marginalisation de l'axe franco-allemand a un grave antécédent : pour trouver une solution à la crise migratoire, Angela Merkel avait scellé un accord avec les Turcs sans consultation avec les Français.
La Nation, la question migratoire et les frontières au centre des préoccupations
Cette dérive par gravité vers une Europe allemande, causée par la vacance française sous la présidence de Français Hollande n'est évidemment pas tenable à long terme. La fissure franco-allemande peut se transformer en crise plus profonde après les élections présidentielles français de 2017 qui porteront à n'en pas douter en matière politique étrangère sur un rééquilibrage vis à vis de l'Allemagne. notamment par rapport à la crise migratoire, les frontières et la renégociation de Schengen. Le regard de l'île vers le Commonwealth est un facteur géopolitiques primordial. Les décisions unilatérales d'Angela Merkel en ce qui concerne la crise migratoire et le deal germano-turc[3] sont toutefois aussi largement responsables de la défiance des peuples opposés à cette déferlante et ont constitué un facteur majeur dans le choix des Britanniques. Le président Turc Erdogan a touché le point sensible en déclarant de manière provocatrice que "le Brexit est de la pure Islamophobie". La répartition des votes grandes villes/campagne, révélatrice de la question migratoire et du rapport à la Nation, montre le clivage entre les européistes multiculturalistes, incluant les gagnants de la mondialisation ultra-libérale et les minorités notamment musulmanes issus de l'immigration massive dans les grandes villes (Islam et libéralisme sont deux mondialismes qui se renforcent) et les citoyens attachés à la Nation, à leur culture et la souveraineté. Le décorticage du vote des Britanniques publié par le site Lord Ashcroft Polls souligne les motivations de nature géopolitique par les Britanniques (http://lordashcroftpolls.com/2016/06/how-the-united-kingdom-voted-and-why/#more-14746). Par example, plus de 58 % des Chrétiens ont voté en faveur du Brexit tandis que plus de 70% des Musulmans ont voté contre. 67% de ceux qui se disent asiatiques et 73% noirs ont voté contre le Brexit. D'après ce sondage, on peut en déduire que les Britanniques autochtones (n'ayant pas d'ascendance étrangère immédiate et n'étant pas issues de l'immigration récente) se méfient en majorité de l'UE tandis que les Britanniques issus de minorités et donc moins attachés à la Nation ont plutôt voté pour le maintien. Les Britanniques attachés à la Nation considèrent que l'UE s'oriente vers une construction post-nationale et immigrationniste déconnectée de la civilisation européenne organique (langue, architecture, manière de vivre, ethnicité et culture, religion). ces clivages croissants dans les nations soumises à une immigration massive constitue une véritable bombe à retardement pour la cohésion des nations et de l'Union européenne.
La carte du Brexit : en bleu, les zones majoritaires pour le Brexit, en jaune contre : Clivage net villes/campagne et Angleterre /Ecosse, Irlande du Nord
Le non Britannique annonce un affrontement franco-allemand
Les préoccupations des Britanniques sur les questions de souveraineté nationale, des frontières et de l'immigration, mais aussi du rapport avec l'Allemagne seront également au centre des débats lors de la campagne de l'élection présidentielle en France en 2017. Marine Lepen et le Candidat à la primaire de LR, Bruneau Lemaire et finalement Nicolas Sarkozy à droite et Jean-Luc Mélanchon à gauche de l'échiquier politique ont promis d'organiser un référendum sur l'appartenance de la France à l'UE après une négociation sur une refonte du projet s'ils étaient élus. Les déclarations suivantes attestent de la nature des débats qui s'annoncent. A propos du Brexit, Nicolas Sarkozy a déclaré qu' "Il n'y a plus de Schengen, il n'y a plus de frontières garanties, (…) la zone euro fonctionne très mal, les compétences de l'Europe sont trop nombreuses". Soulignant le caractère central de l'enjeu de pouvoir franco-allemande, il a aussi déclaré que "c'est le rôle de la France d'être leader en Europe, de proposer à nos amis allemands une initiative commune pour sortir d'une situation qui angoisse des millions d'Européens à travers notre continent"[4]. Il a également proposé la négociation d'un nouveau traité intergouvernemental soumis à un référendum. Mettre en avant le leadership de la France, c'est évidemment souhaiter de manière diplomatique un rééquilibrage par rapport à l'Allemagne. Nicolas Sarkozy a aussi souligné que c'est parce que l'Allemagne et la France n'étaient pas d'accord, qu'il fallait un couple franco-allemand. Ses propos confirment la centralité de la rivalité franco-allemande dans la raison d'être du projet européen.
Le président français, vice-chancelier d'Angela Merkel ?
De manière plus frontale, Marine Lepen, créditée d'un score très élevé au premier tour des élection présidentielles en 2017, avait déclaré au Parlement européen en octobre 2015 devant François Hollande et Angela Merkel : " Merci Madame Merkel de venir avec votre vice-chancelier, administrateur de la province France, l'intérêt de la France n'est pas de donner ce spectacle affligeant d'une France à la remorque de l'Allemagne sur la crise migratoire". "Je ne vous reconnais pas le droit de disposer de nous dans une tentative absurde de domination allemande de l'Europe".
L'image d'un président français relégué au rang de vice-chancelier de la Chancelière Allemande n'est pas nouvelle et à déjà été évoquée à propos des équilibres de pouvoir au sein du couple Merkel-Sarkozy. L'analogie d’Andreas Rinke[5] entre le gouvernement fédéral allemand et le système européen à l’occasion de la crise de l’euro reste éclairante sur les nouveaux équilibres de pouvoir. Selon ce journaliste, la chancelière est devenue la chancelière européenne car elle a transféré au niveau européen, son style de gouvernement national. Elle devient le centre décisionnel, car l’euro ne peut être sauvé, que par l’approbation des Allemands. Le traité de Lisbonne ne peut pas être modifié de manière fondamentale après tant d’années de débats.
Le Conseil européen deviendrait en quelque sorte le gouvernement économique de l’Europe.
Dans ce gouvernement européen, le pouvoir de la chancelière est analogue au pouvoir qu’elle détient au niveau national avec un droit de veto sur les décisions. Selon cette analogie, les chefs d’État et de gouvernement peuvent être considérés comme des ministres.
Le rôle du vice-chancelier revenait au président français Nicolas Sarkozy. La chancelière et le vice-chancelier négocient au préalable des décisions, qui sont ensuite proposées aux autres chefs d’État. Une nouvelle hiérarchie du pouvoir se met aussi en place dans les États. Les décisions européennes se déplacent vers le Conseil européen, tandis que les ministres nationaux sont moins associés aux décisions importantes car les réunions du Conseil en formations spécialisées, n’ont plus le même poids politique que le Conseil européen. Cette interprétation est à rapprocher de l’idée selon laquelle la politique européenne est devenue en partie une politique interne des États (Innenpolitik) avec des négociations et des répercussions croisées entre les politiques internes des États, mais aussi des rapprochements entre partis qui se superposent à la logique nationale et n’entre plus tout à fait dans le registre de la politique étrangère.
Cette représentation d’une européanisation à la faveur de la crise de l’euro est plus partagée chez les Allemands que chez les Français. Cette conception heurte frontalement la notion de souveraineté et l'attachement à l'État-nation en France.
Le rétrécissement de l'Union européenne : un processus irréversible ?
La collision franco-allemande sur ces questions de fond est donc hautement probable, car le retour de la Nation en France est en avance sur l'Allemagne encore sous l'emprise de l'idéologie "Habermassienne", malgré la montée du parti AFD. Les enjeux géopolitiques fondamentaux concernent le rapport de plus en plus différencié entre la France et l'Allemagne par rapport au degré d'ouverture à la mondialisation et ses flux selon la conception libérale, et la politique étrangère euro-atlantiste vis à vis de la Russie. La crise initiée par le Brexit annonce aussi éventuellement des recompositions géopolitiques aux échelles nationales et européenne selon un effet domino après le scénario d'une indépendance de l'écosse et des référendums dans plusieurs Etats membres, mais aussi à l'échelle continentale (voir article "Brexit : un train européen qui déraille peut en cacher un autre " (http://www.eurocontinent.eu/2016/06/brexit-un-train-europeen-qui-deraille-peut-en-cacher-un-autre/)
Sans rééquilibrage franco-allemand et dialogue franc sur les finalités européennes, le Brexit est le catalyseur d'un processus géopolitique potentiellement aussi important que la chute du mur de Berlin : l'accélération des recompositions géopolitiques européennes avec des contrecoups aboutissant à un rétrécissement continu de l'Union européenne, mais aussi une décomposition des États multinationaux (Royaume-Uni, Espagne, Belgique) devient un scénario plausible, d'autant plus que la tendance globale est à la fragmentation. Dans l'histoire, il est rare qu'un empire ou une entité internationale ait pu survivre à un processus de rétrécissement territorial. Avec le Brexit, c'est le modèle de l'Europe des nations qui s'impose plus clairement.
[1] Voir à ce propos l'émission sur la chaîne allemande ARD "Presse klub " http://www1.wdr.de/daserste/presseclub/sendungen/eu_referendum100.html
[2] http://www.lesoir.be/1249871/article/debats/cartes-blanches/2016-06-25/feuille-route-pour-une-nouvelle-renaissance-europeenne
[3] http://www.msn.com/fr-be/actualite/monde/erdogan-a-trouv%c3%a9-lexplication-le-brexit-est-de-la-pure-islamophobie/ar-AAhC8w1?ocid=spartandhp
[4] http://www.europe1.fr/politique/brexit-pour-sarkozy-le-role-de-la-france-est-detre-leader-en-europe-2782213