Guerre Ukraine-Russie : la prophétie autoréalisatrice
Pourquoi la guerre entre la Russie et l’Ukraine a-t-elle éclaté de manière aussi rapide ? A partir du moment où les propositions russes ont été rejetées en bloc par les Etats-Unis et les membres de l’OTAN, une aggravation de la situation n’était qu’une question de temps, mais pourquoi si vite ? Les historiens débattent encore aujourd’hui sur les causes et le déroulé des évènements et décisions qui ont abouti au déclenchement de la Première Guerre mondiale et il en sera ainsi pour ce conflit.
Toutefois, en gardant à l’esprit les nombreuses incertitudes du brouillard de la guerre, voici mon hypothèse.
Paradoxalement, c’est la guerre de communication engagée par le Etats-Unis (et le Royaume-Uni) accusant la Russie d’une invasion imminente qui a provoqué l’accélération des évènements. On peut poser l’hypothèse que c’est un bon exemple de prophétie auto-réalisatrice. La guerre de communication des Etats-Unis très hostiles à la Russie depuis l’élection de Joe Biden ( Donald Trump s’il avait été président, n’aurait sans doute pas agi ainsi) a ensuite évolué depuis le déclenchement du conflit en accusant la Russie d’une invasion non provoquée de l’Ukraine. Du point de vue de la Russie, il s’agit en réalité, non pas d’une invasion, mais d’une opération limitée de neutralisation de l’Ukraine après plusieurs décennies d’actions hostiles des Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN envers la Russie depuis la disparition de l’URSS. Cette campagne de désinformation largement relayée par les médias français et allemands n’a d’équivalent que la propagande des Etats-Unis lors de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, et celle de la province serbe du Kosovo en 1999. Le déclenchement de l’opération militaire russe ne s’est d’ailleurs pas produite à la date annoncée, mais décalée dans le temps à la suite d’un enchaînement plus complexe de tractations diplomatiques et d’évènements sur le terrain.
En effet, reprenons le déroulé des évènements.
La Russie a fait des propositions en décembre 2021 aux Etats-Unis et à l’OTAN pour une nouvelle architecture de sécurité européenne, incluant l’arrêt de l’élargissement de l’OTAN, notamment à l’Ukraine, la promesse de pas installer des systèmes d’armes aux frontières de la Russie, et un retour des capacités et des infrastructures militaires du bloc en Europe à l’état de 1997, date de la signature de l’Acte fondateur OTAN-Russie. La seule réponse des Etats-Unis (et son allié proche le Royaume-Uni) a précisément été le déclenchement d’une guerre de communication accusant la Russie d’une invasion imminente, afin de détourner le regard sur leurs propres objectifs, c’est à dire refuser toute négociation substantielle sur l’élargissement de l’OTAN, torpiller à l’avance toute négociation séparée des Européens, notamment les tentatives des diplomaties françaises et allemandes, et accélérer les livraisons d’armes à l’Ukraine qui a ensuite repris les bombardements contre le Donbass. L’objectif non-explicite était de provoquer une guerre entre la Russie et l’Ukraine, en utilisant cette dernière comme force militaire supplétive pour affaiblir la Russie sans envoyer un seul soldat américain.
La Russie avait de son côté vraisemblablement anticipé plusieurs scénarios. Soit les médiations européennes aboutissaient à la promesse de stopper l’élargissement de l’OTAN avec la négociation d’un nouveau traité de sécurité européen, soit la Russie serait contrainte, comme elle l’avait annoncé dès 2021, de procéder à des mesures technico-militaires pour assurer sa sécurité, mais aussi celle du Donbass, qui n’a en réalité jamais cessé d’être sous les bombardements ukrainiens depuis 2014, depuis qu’il ont gagné leur guerre d’indépendance après le coup d’Etat à Kiev. La situation pouvait vraisemblablement encore se détendre, si les Européens avaient clairement promis dans un traité de geler de manière définitive l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine, évité de promettre de livrer des armes à l’Ukraine. Si l’Ukraine avait aussi enfin accepté de mettre en œuvre les accords de Minsk le conflit aurait été évité. Toutefois les accords de Minsk n’étaient déjà plus décisifs, car ils ne pouvaient être pleinement efficaces sans une négociation plus globale sur une nouvelle architecture de sécurité, incluant l’arrêt de l’élargissement de l’OTAN. Selon ce scénario, les Russes ne seraient sans doute pas intervenus. La médiation européenne trop tardive n’a pas abouti, car il n’y a pas eu de promesse sur le fond et les gouvernements français et allemand n’ont pas élaboré de position clairement différente et indépendante des Etats-Unis. Les Européens ont en même temps largement relayé le narratif des Etats-Unis, et l’UE a démontré quelle n’était qu’une annexe de l’OTAN sur cette question. L’Ukraine n’a pas cessé de réclamer une adhésion à l’OTAN tout en maintenant des troupes massées aux frontières du Donbass et intensifiant les bombardements sur la ligne de front du Donbass.
La dégradation rapide de la situation aux frontières du Donbass a donc convaincu les Russes que l’option d’un négociation substantielle était impossible et que la volonté des Etats-Unis, et leurs alliés européens était de poursuivre l’otanisation inexorable et accélérée de l’Ukraine. La préparation d’une offensive dans le Donbass (à l’image du président Ukrainien Poroshenko en 2014 en contradiction avec sa promesse de négocier avec les républiques séparatistes du Donbass) était même à terme de plus en plus probable. L’option de la reconnaissance des républiques indépendantes du Donbass pour assurer leur sécurité et l’option de la neutralisation de l’Ukraine, car les deux objectifs ne sont pas séparables, est devenue une nécessité du point de vue de la Russie. L’Ukraine devenait inexorablement une anti-Russie et un Etat-front armé par les membres de l’OTAN dans la cadre de la création d’un arc d’instabilité autour de la Russie. Les extensions successives de l’OTAN menacent les frontières de la Russie. Elles ont pour objectif de repousser la Russie dans ses terres continentales depuis la chute de l’URSS et empêcher l’émergence du monde multipolaire pour préserver la suprématie des Etats-Unis (voir carte) en Europe et dans le monde, et ce d’autant plus que les Etats-Unis sont en régression géopolitique depuis l’échec de la tentative de changement de régime en Syrie, et le départ d’Afghanistan en 2021. Idéalement ils souhaitent aussi provoquer un changement de régime sur la territoire de la Russie, comme en Ukraine en 2014.
L’opération militaire russe est évidemment une réplique au changement de régime à Kiev en 2014, et perçu comme une libération pour les Ukrainiens souhaitant la meilleure relation possible avec la Russie, voire une réunification, a fortiori dans le Donbass sous les bombardements de l’armée ukrainienne depuis 2014. C’est le retour du balancier géopolitique. Les Etats-Unis parlent désormais d’une invasion provoquée, alors qu’ils sont co-responsables de cette évolution, en refusant de stopper l’otanisation de l’Ukraine, et sachant parfaitement qu’il s’agissait d’un casus belli pour la Russie. Celle-ci l’a démontré depuis la guerre Russie-Géorgie en 2008. De plus, pour les Russes, il ne s’agit pas d’invasion, car ils considèrent qu’il s’agit de libérer les Ukrainiens d’un régime illégitime sous contrôle des Etats-Unis. Le statu quo n’est plus possible.
Cela fait longtemps que les Etats-Unis cherchent à provoquer une guerre entre la Russie et l’Ukraine qui est leur proxy (guerre par procuration). Pour être plus précis, ce nouveau conflit est en réalité une guerre des Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN contre la Russie avec l’Ukraine comme bélier qui sera au final sacrifiée dans cette pression atlantiste qui dure depuis 1991. Mais les conséquences géopolitiques, contrairement aux attentes des gouvernements atlantistes, ne leur seront pas forcément favorables car dans le monde multipolaire, il sera très difficile d’isoler la Russie.
Les gouvernements français et Allemands ont encore raté une occasion de montrer qu’il pouvaient être indépendants par rapport à la vision des Etats-Unis. La décision de livrer des armes à l’Ukraine démontre a postériori, que leur tentative de médiation n’était pas crédible sur les questions de fond et souligne leur alignement sur les priorités géopolitiques des Etats-Unis, donc leur rôle de supplétif. C’est un mauvais calcul, car une chose est sûre, la Russie ne peut pas perdre cette guerre, car il s’agit de son intérêt vital, non seulement géostratégique mais aussi du point de vue de la continuité de la Russie historique. Pour éviter le déclenchement du conflit, il aurait fallu proposer à la Russie un traité bilatéral ou trilatéral promettant de ne pas élargir l’OTAN à l’Ukraine, ne pas installer des systèmes d’armes pouvant menacer soit le territoire de la Russie, soit celui des Etats membres de l’UE, mais aussi engager des négociations sur une nouvelle architecture de sécurité pour délimiter, les zones d’influence. Le président Emmanuel Macron et le chancelier Olaf Scholz n’ont pas saisi cette occasion pour avancer vers une autonomie stratégique européenne. Ils n’ont pas été à la hauteur des évènements. Les gouvernements allemands et français, dont les visions du monde sont modelées par les idéologies atlantistes et mondialistes hors sol, sont non seulement incapables d’identifier et de préserver les intérêts des nations qu’ils sont censés incarner, mais ils sont aussi des somnambules de la géopolitique.