La Russie, laboratoire de la démocratie numérique
Invité par l’association “Independent Public Monitoring” à participer comme expert électoral à une mission à l’occasion des élections régionales et locales en Russie (mission à ne pas confondre avec le statut d »observateur »), j’ai participé à des réunions à la Commission électorale, la Commission de surveillance des élections, mais j’ai aussi visité des bureaux de vote le jour du scrutin.
Un système électoral n’est pas seulement un outil technique du modèle de démocratie d’une nation, il est aussi le reflet de l’âme de cette nation, ainsi que ses déterminants géopolitiques internes et externes. Chaque nation développe son propre modèle de démocratie, en fonction de sa géographie et son histoire.
En Russie, la géopolitique interne du pays est caractérisée par l ‘immensité du territoire. La Russie a le territoire le plus vaste au monde et ce facteur exerce une contrainte inédite au système électoral. L’informatisation et la numérisation avec le vote électronique permettra de voter à distance. Le défi de la géographie de la Russie me parait l’enjeu et le facteur le plus important qui justifie la numérisation du système électoral.
L’introduction du vote électronique est aussi destiné à améliorer le système électoral et augmenter le taux de participation qui reste encore assez faible, notamment chez les jeunes pour les élections régionales et locales, comme dans tous le pays européens. Lors de cette élection régionale, près de 90% des citoyens qui se sont enregistrés pour pouvoir utiliser le vote électronique ont participé à l’élection. C’est donc un succès en ce qui concerne le vote électronique. Le taux général de participation a légèrement augmenté par rapport à 2014, il est resté encore stable à Moscou, mais plus élevé en dehors de villes. Pour augmenter de manière considérable les taux de participation avec le vote électronique, les résultats devront être appréciés sur les temps longs, comme cela s’est produit en Estonie, avec le mise en confiance progressive. Le vote électronique est aussi un outil contre la fraude électorale. Puisque l’information est enregistrée sur un ordinateur, il sert aussi à garantir qu’aucun bulletin ne soit retiré de l’urne avant le dépouillement.
La numérisation du monde est inexorable, et il en est de même pour le système électoral. La Russie a choisi l’option d’accompagner cette numérisation, plutôt que de la ralentir, sachant que les pays qui veulent garder la maîtrise de leur destin et leur souveraineté évoluent très vite dans cette direction. La Russie, une grande nation scientifique, fait donc le pari de la science pour combiner démocratie et numérisation. Les Russes sont très au courant des débats, des polémiques et des réticences vis à vis du vote électronique et de la numérisation de la société au sein de l’Union européenne (les Pays-Bas ont abandonné le vote électronique). La Russie a décidé de relever le défi afin d’améliorer progressivement le système. La Russie se positionne désormais comme un laboratoire européen et mondial de la démocratie numérique.
Quels sont les enjeux ?
L’enjeu interne est de combiner transparence, le caractère anonyme du vote, et la sécurité des données électorales.
La Russie a opté pour la transparence au niveau national mais aussi au niveau international en procédant de la manière suivante:
-La création d’une commission publique pour l’observation des élections, sorte de Commission de surveillance, présidée par Alexey Venediktov, qui est un journaliste connu pour sa position critique vis à vis du pouvoir actuel sur la radio Echo de Moscou.-La prise en compte des expériences étrangères, comme le modèle estonien en particulier.
– Le défi lancé aux experts internationaux pour tenter de craquer le système et éprouver sa fiabilité. Le vote électronique est associé à une clé de chiffrement qui garantit le secret du vote. Il est basé sur la technologie blockchain. On obtient ainsi le taux de participation obtenu avec le comptage des votes électroniques, et le résultat du vote en respectant son caractère anonyme par cette clé de chiffrement. Pour ouvrir le vote il faut appliquer une clé de déchiffrement. Pierrick Gaudry, chercheur du CNRS au sein du Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications (CNRS/Inria/Université de Lorraine) a relevé le défi et découvert une faille dans la qualité du chiffrement des données du vote électronique. Cette faille reposait sur la taille de la clé publique qui rendait possible le calcul de la clé privée. Depuis la publication de son article (https://arxiv.org/abs/1908.05127) le 14 août 2019, le système a été amélioré et lors du test électoral du 8 septembre un nouveau protocole avec une clé publique plus longue a été introduite. Pierrick Gaudry recevra une récompense financière pour ces travaux. Avec ce système de votre électronique qui sera de plus en plus fiable, le risque théorique de piratage informatique, devient bien plus faible que le risque d’irrégularités avec les bulletins papiers.
– Enfin la mission des experts internationaux, dont j’ai fait partie a permis de constater sur le terrain le déroulement des élections.
Les enjeux géopolitiques externes de la démocratie digitale sont aussi très importants. Dans le contexte d’une rivalité croissante entre puissances, USA, Chine, Russie… l’espace digital d’une nation se combine aux espaces terrestres, maritimes, aériens et spatiaux. Pour préserver la sécurité de l’espace informationnel, il est important pour un Etat de maitriser son espace numérique pour éviter les ingérences des empires numériques rivaux. Les Etats qui ne développent pas leur propre réservoir de compétences et d’expertise en matière de numérisation et de stockage des données (Big Data) y compris le système électoral, risquent de devenir dépendants d’autres Etats, voire subir des déstabilisations et manipulations. C’est donc aussi un enjeu de souveraineté.
En ce qui concerne ma mission, j’ai visité des bureaux de votes à Moscou équipés d’ urnes électronique » (aussi appelée « machine à voter » dans le droit français) et des bureaux avec des machines à compter les voix provenant des urnes électroniques et du vote internet ont été aussi expérimentés. Ce qui m’a frappé fut la haute technicité avec l’utilisation des technologies numériques, l’efficacité de l’organisation de ces élections, et la grande transparence an niveau national mais aussi international.
Les bureaux de vote étaient en permanence sous surveillance vidéo pour assurer la transparence et la Commission de surveillance était équipée de multiples écrans pour centraliser les informations et agir rapidement en cas de plainte, irrégularité ou incident. De plus grâce au site https://nom24.ru/, tous les citoyens pouvaient suivre en direct le déroulement du vote et signaler des irrégularités. J’ai pu dialoguer avec les très nombreux observateurs russes mais aussi experts étrangers, issu de partis, ONG et même entreprises privées dans le secteur de la communication et l’informatique qui étaient présents dans les bureaux, notamment sur le degré de sureté du cryptage du vote afin d’assurer le vote anonyme. C’est ainsi que les experts russe m’ont expliqué les améliorations effectuées sur les conseils de Pierrick Gaudry, chercheur du CNRS.
Les réunions avec les responsables russes à la Commission électorale et la Commission de surveillance ont aussi permis d’échanger des idées sur les failles potentielles, les défis, mais aussi les pistes de coopération internationale en la matière. Dans le monde multicentré qui émerge, il n’y a plus de source unique d’inspiration ou de modèle stéréotypé de démocratie. La Russie et les autres pays européens ont intérêt à échanger des informations entre eux et de répondre à des défis communs tout en respectant leurs spécificités : on peut mentionner par exemple la nécessité d’éveiller la jeunesse aux enjeux électoraux pour augmenter la participation, échanger sur les techniques numériques permettant d’assurer la sureté mais aussi l’anonymat dans un système électoral numérique, le renforcement de la souveraineté numérique avec le stockage des données électorales…
La Russie développe ainsi un expertise qui sera utile à toute l’Europe comme laboratoire de la démocratie numérique.