Le plan franco-allemand: la grande illusion ?
Le « couple franco-allemand »[1] s’est repositionné au centre du pouvoir de l’UE en proposant un plan pour faire face à la crise économique issue de la pandémie . La fonction du « couple franco-allemand » est de servir d’outil de pouvoir, de charnière irremplaçable dans l’UE. Sa fonction plus implicite est de masquer le déséquilibre franco-allemand au profit de l’Allemagne. L’Allemagne minimise ainsi son rôle de puissance centrale, et la France donne l’illusion de la parité. De plus, derrière l’accord de façade, les finalités divergent entre les deux pays. Avec la crise actuelle, rien n’a changé, et malgré les éditoriaux triomphalistes en France sur le « moment Macron », c’est Angela Merkel qui sort gagnante de la négociation, et la France n’a pas soutenu l’Italie jusqu’au bout. C’est logique en réalité puisque la France et l’Italie, qui partagent l’euro avec l’Allemagne, n’ont en réalité plus de souveraineté monétaire, et quémandent de l’argent à l’Allemagne qui détient les cordons de la bourse. Si l’on veut être souverain, on ne demande pas de faire financer ses projets aux voisins, où alors on construit un rapport de force crédible.
Comme je l’avais écrit dans mon dernier article le 04 avril sur eurocontinent (La fissuration géopolitique de l’UE post-COVID-19 entre rééquilibrage franco-italien et neutralisation germano-hollandaise ; http://www.eurocontinent.eu/2020/04/la-fissuration-geopolitique-de-lue-post-covid-19-entre-reequilibrage-franco-italien-et-neutralisation-germano-hollandaise/), la logique franco-allemande se déroule de la manière suivante :
« Autant on peut imaginer un rééquilibrage au sein de couple franco-allemand et une diversification des alliances de la France avec les pays du Sud, autant le couple franco-allemand est irremplaçable car la France et l’Allemagne sont à la charnière géographique entre Europe latine et Europe germanique et slave, aucun autre axe ne peut s’y substituer a moins de dissoudre totalement l’UE.
Aucun autre axe, qu’on le déplore ou non, ne pourra le remplacer pour élaborer des compromis ( avantage de la position géographique en charnière et poids politique) qui se forgera comme toujours dans la douleur, rien de nouveau depuis 1950. La rivalité entre les Pays-Bas et l’Italie arrange le couple franco-allemand qui se positionne en facilitateur de compromis au « bord du gouffre » derrière les coulisses
Avec cette crise économique qui s’annonce, la France est à nouveau est en situation asymétrique vis à vis de l’Allemagne. L’Allemagne est l’étalon de la France pour chaque crise. On voit bien que face au coronavirus, où la performance de l’Allemagne est déjà considérée comme nettement meilleure, c’est à nouveau le cas. La solution traditionnelle pour la France est une fuite en avant dans l’intégration de l’union économique et monétaire pour espérer contrebalancer l’Allemagne par plus d’Europe. Ce faisant elle maintient le couple franco-allemand mais la relation franco-allemande devient de plus en plus asymétrique en faveur de l’Allemagne. »
Si l’on examine de plus près le plan de relance (recovery fund) intégré dans ce plan franco-allemand il ne s’agit pas tant de solidarité, que de rapports de forces géopolitiques et d’intérêts économiques. Le plan inclut d’autres aspects non traités ici, par exemple, la question de l »union politique » supposée renforcer l’Union économique et monétaire et qui serait vraisemblablement débattue lors d’une Future Convention pour l’Europe qui fera un bilan de cette crise.
Le plan inclus d’autres aspects non traités ici.
Tout d’abord, le plan prévoit 500 milliards et représente donc trois fois moins que les 1500 milliards estimés nécessaires par le commissaire européen français Thierry Breton chargé de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l’espace, et quatre fois moins que ce qu’exigeait le Parlement européen le 14 mai avec son ambition d’atteindre 2000 milliards.
Il faut aussi remettre en perspective ce montant qui est assez modeste. Le PIB de l’UE était de 15 908 milliards d’euros en 2018. L’Allemagne a un PIB/an de 3 130 milliards d’euros, suivi par la France avec 2 157 milliards d’euros. Suivent l’Italie 1 793 milliards d’euros) et l’Espagne 1 313 milliards d’euros. Le plan de relance allemand pour faire face aux conséquences de la pandémie au niveau national représente à lui seul 1100 milliards d’euros, plus du double du plan franco-allemand. La France n’a de son côté annoncé qu’un plan de 110 milliards et sans doute plus à l’automne. Elle mise surtout l’européanisation de la relance car elle possède moins de moyens que l’Allemagne[2]. L’asymétrie entre Etats membres pour se positionner dans l’Europe post COVID19 risque donc de se renforcer.
Les coronabonds (inspirés des eurobonds ) initialement proposés par la France et l’Italie envisageaient une responsabilité commune sur les dettes passées et futures des Etats membres de l’UE de manière définitive. Ils étaient aussi supposés être élaborés en dehors des structures de l’UE, et donc idéalement échappant aux priorités et contraintes de l’UE, qui ont montré leurs limites, puisque les fractures économiques se sont aggravées depuis l’introduction de l’euro. Rien de cela dans la nouvelle proposition qui est supposée être intégrée au budget pluriannuel de l’UE. La question du remboursement de cette gigantesque dette est aussi un enjeu central. Des économistes ont proposé de la « monétiser » en partie en la faisant racheter par la Banque centrale qui pourrait ensuite l’annuler ou de la déclarer « perpétuelle », c’est-à-dire sans date précise de remboursement. Le plan franco-allemand n’a pas choisi ce scénario et indique explicitement que ces dettes seront accompagnées d’ « plan de remboursement contraignant ». Il n’y a pas non plus de responsabilité entière et sans limite des Etats vis à vis de la dette. Les Etats ne devraient être responsables de la dette à rembourser vers 2027 qu’en fonction de leur part du budget de l’UE et de manière temporaire. De plus ces emprunts de l’UE ne permettraient pas d’emprunter dans les mêmes proportions qu’avec des « coronabonds» car le budget de l’UE, environ 170 milliards (prévision 2020) représente beaucoup moins que la garantie offerte par le cumul des budgets des États membres, et donc les sommes risquent de ne pas être à la hauteur des enjeux.
L’Allemagne n’est donc pas responsable de la totalité de la dette mais seulement d’une partie en fonction de son poids dans l’UE, il n’y a donc pas mutualisation au point de créer une « communauté de destin des dettes » ( le moment Hamiltonien » invoqué par les fédéralistes est abusif a ce stade). Dans le cas de l’Allemagne, ce serait un bon cinquième du total; environ 100 milliards d’euros. L’Allemagne a contribué à hauteur de 20,7% au budget de l’UE en 2018 et, à l’avenir, cette part devrait être légèrement supérieure à 21% en raison du départ du contributeur net la Grande-Bretagne.
De plus, le diable se cache dans les détails. Ce plan est en réalité un plan d’inspiration largement allemand et proche de celui de la commission européenne destiné à être temporaire pour neutraliser les coronabonds et confier sa gestion à l’échelle UE27 et non pas l’eurozone privilégiée par la France et Emmanuel Macron au début de son mandat. Emmanuel Macron, par idéologie intégrationniste et pour escamoter la réalité du pouvoir, s’est donc largement aligné sur Merkel qui préserve la centralité géopolitique de l’Allemagne dans l’UE27. L’Allemagne introduira en plus des conditionnalités sous surveillance de la Commission avec des règles incapacitantes, et des programmes centrés sur l’environnement qui dérivent trop souvent vers l’idéologie verte (les éoliennes par exemple) en préservant une Europe ouverte à tous les vents pour protéger les exportations allemandes. La reprise pourra être bridée si ces critères sont trop stricts a déjà prévenu l’industrie.[3]. Les programmes dédiés au numérique sont par contre plus prometteurs, mais soulèvent encore de nombreuse incertitudes sur les effets de la digitalisation et l’utilisation de l’intelligence artificielle sur l’emploi mais aussi les dérives de la surveillance.
L’argent transféré par l’UE sera transféré à tous les Etats membres selon des critères à négocier, y compris l’Allemagne. L’argent emprunté par l’UE devrait être remboursé in fine par les Etats avec une clé en fonction de leur contribution, y compris par l’Italie qui est contributeur net comme la France. Au final, lorsque l’on fera le bilan en 2027, les transferts risquent d’être faibles. En ce qui concerne la France, si elle réussit à imposer des critères favorables, elle pourrait réduire son statut de contributeur net en obtenant des subventions, mais avec des projets lourds à gérer et d’essence libérale sous supervision de la bureaucratie européenne. Si les critères ne lui sont pas favorables, elle pourrait être grande perdante, avec au final augmentation de sa contribution. Ces projets européens vont aboutir de toute manière à une perte de souveraineté. Le bilan entre transferts et contribution ne pourra être clairement établit qu’après le remboursement des prêts contractés à long terme et la prise en compte des différents formes de contribution au budget de l’UE (création d’un nouvel impôt européen, contribution nationale…).
Les médias français en général insistent sur le fait que Angela Merkel aurait cédé face à Emmanuel Macron. La réalité est tout autre. Si la posture allemande a bougé par rapport à son intransigeance initiale, c’est parce que l’Allemagne a changé de tactique pour maintenir une zone euro largement à son profit qui a eu pour effet collatéral de désindustrialiser les pays du Sud, France comprise. L’Allemagne a besoin de liquidités pour son industrie et lâche donc les vannes, mais contrôle les critères. L’Allemagne a intérêt à préserver les chaînes de production de ses entreprises qui ont été localisées en Italie du Nord et en Europe centrale et orientale. Elle n’a par contre pas intérêt à fournir des liquidités pour réindustrialiser le Sud et voir émerger des concurrents à ses exportations, donc à son détriment. Cela signifie que les débats en France sur la réindustrialisation, renationalisation et relocalisation des chaînes de production en privilégiant les circuits courts en synergie avec un protectionnisme intelligent risquent très probablement de rester lettre morte. Ces idées seront impossibles à mettre en œuvre avec ce plan basé sur la poursuite de l’économie ouverte à la globalisation. Mis à part des effets d’annonce pour le secteur médical. L’industrie allemande souhaite en réalité préserver ses délocalisations en Chine et en Asie en général. Il est bien précisé dans le plan le soutien aux chaînes logistiques alternatives (et non pas relocalisées en Europe) . Le plan fait également la promotion d’une économie souveraine, une base industrielle, mais aussi une économie ouverte. [4]
Puisque la cour constitutionnelle allemande dans son arrêt du 4 mai a posé une limite à la marge de manœuvre de la BCE, ce plan vient la soulager pour fournir des liquidités, mais au travers de la commission européenne qui n’est pas aussi indépendante vis à vis des priorités allemandes que la BCE. L’Allemagne, qui a aussi besoin de liquidités, déplace le centre de gravité du plan de relance au sein de la commission européenne, et se place ainsi au centre du pouvoir pour mieux le contrôler. Cela signifie que si les Etats décidaient de faire un saut supplémentaire d’intégration sur cette base, l’Allemagne renforcerait encore son pouvoir vis à vis de la France et des autres Etats membres de manière définitive.
En conclusion, ce plan se révélera être une grande illusion pour ceux qui pensaient qu’il surmonterait les déséquilibres au sein de la zone euro et de l’UE, et qu’il permettrait un meilleur équilibre vis à vis de l’Allemagne, en procédant par une fuite en avant dans l’intégration.
La fissure Nord-Sud ne sera pas surmontée et risque de se creuser. L’UE et l’axe franco-allemand asymétrique sont toujours très créatifs pour repousser, escamoter les enjeux et les problèmes de fond mais pas pour les résoudre. Il faut encore compter sur les exigences de l’Autriche/Pays-Bas/Suède:/Danemark /Finlande que l’Allemagne laissera en première ligne pour renforcer les conditionnalités associés à ce plan de relance et privilégier les prêts à rembourser par les Etats et non les subventions pour les projets des Etats récipiendaires . Dans l’hypothèse où un plan amendé sera approuvé par tous à l’unanimité, il faudra ensuite attendre les ratifications des parlements nationaux pour accepter cette nouvelle capacité d’endettement de l’UE. Il est aussi possible que le groupe des pays les plus opposés au plan franco-allemand (Autriche, Pays-Bas, Danemark et Suède) préparent une contre-proposition. Il y a un précédent. Les propositions franco-allemandes de « Mesenberg » du 19 juin 2018 négociées par Emmanuel Macron et Angela Merkel en faveur d’ un budget de la zone euro, étaient largement restées lettre morte. Le « couple franco-allemand » a de plus en plus de mal à s’imposer comme centre de pouvoir unique au sein de l’UE.
En conclusion, il est douteux que ce plan puisse résoudre la fracture Nord-Sud de l’UE, et permette un meilleur équilibre franco-allemand.
C’est pourtant avant tout à l’échelle nationale que la reconquête de la souveraineté nationale a plus de chance de réussir pour la France, mais aussi les pays du Sud , en particulier l’Italie et non pas à l’échelle de l’UE qui pourrait être utile mais comme prolongement des priorités nationales. Cette reconquête échouera d’autant plus si la France et les pays du Sud n’exigent pas une marge de manœuvre maximale pour leur plans nationaux. C’est dans ces conditions qu’il serait possible d’abonder son plan national avec les liquidités de la BCE et des plans de l’UE. Une forme de protectionnisme sous forme de filtres aux frontières pour favoriser la réindustrialisation serait aussi nécessaire. Le pire serait de s’engager sans alternative dans une nouvelle usine à gaz européenne en se liant les mains avec des critères décidés par d’autres, et plus préoccupant, de profiter de cette crise pour accélérer au niveau national les réformes inspirées par les idéologues de l ‘intégration. .
[1] https://www.bundesregierung.de/resource/blob/975226/1753772/414a4b5a1ca91d4f7146eeb2b39ee72b/2020-05-18-deutsch-franzoesischer-erklaerung-eng-data.pdf?download=1
[2] (https://www.faz.net/aktuell/wirtschaft/wie-frankreich-das-geld-aus-europa-ausgeben-will-16778948-p2.html.)
[3] (https://www.welt.de/wirtschaft/article208106989/Industriebranchen-Green-Deal-gefaehrdet-Neustart-nach-Corona.html ).
[4] https://www.bundesregierung.de/resource/blob/975226/1753772/414a4b5a1ca91d4f7146eeb2b39ee72b/2020-05-18-deutsch-franzoesischer-erklaerung-eng-data.pdf?download=1