Les intérêts géopolitiques de l’Union européenne et de ses États membres : l’importance du flanc oriental, menaces et risques en Europe (II)
Établir le bon diagnostic géopolitique
Avant de définir une politique de sécurité de l’Union européenne et de ses États-membres, un diagnostic correct des menaces à sa sécurité devrait être établi si possible sans biais idéologique qui déforme la rationalité du jugement.
Élaborer une stratégie est une démarche dialectique qui prend en compte ses propres intérêts mais aussi ceux des acteurs majeurs voisins afin de ne pas sombrer dans les incantations solitaires. Sur le flanc oriental de l’Union européenne, la prise en compte de la perception de sécurité de la Russie qui est le second pôle européen est donc nécessaire afin d’identifier les menaces et les risques à l’échelle européenne.
Cette démarche aide aussi à souligner ce qui rapproche l’Union européenne de la Russie comme partenaire majeur de l’Union européenne, et non pas ce qui les éloigne, car il n’y aura pas de sécurité européenne sans prise en compte des intérêts de la Russie.
Les menaces et risques à la sécurité européenne globale
En ce qui concerne la crise en Ukraine, la Russie n’est pas une menace pour la sécurité de l’Union européenne. Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, la crise est avant tout une conséquence des erreurs stratégiques successives des États-Unis, de l’Union européenne, et de ses États membres. La menace russe est créée aujourd’hui de toute pièce par l’OTAN qui cherche un nouvel ennemi pour sa survie après le retrait et l’échec de son opération en Afghanistan. La soi-disant menace que la Russie présenterait à ses voisins comme les pays Baltes et la Pologne qui sont membres de l’OTAN est une absurdité issue du biais euro-atlantiste et tend à faire faire de la Russie un nouvel ennemi pour préserver un avenir à l’OTAN et l’influence prépondérante des États-Unis en Europe. La perspective de contrats d’armements juteux en période de crise économique est aussi un facteur de poids, et les industries de défense européennes risquent de ne pas faire le poids face au complexe militaro-industriel des Etats-Unis.
Le graphe (ci-dessus) visualisant les dépenses d’armement montre que les dépenses de la Russie avoisinent celle de la France ou du Royaume-Uni tandis que les États-Unis ont des dépenses d’armement plus importantes que tous les autres États dans le monde. Le déséquilibre géostratégique mondial se situe à ce niveau et souligne la stratégie unipolaire des Etats-Unis. Les dépenses additionnées des pays de l’OTAN dépassent donc de loin celles de la Russie.
La patience et le sang-froid du gouvernement russe devant les exactions des milices ukrainiennes et les bombardements des villes provoquant la fuite des civils, les requêtes d’invasion militaire de l’Ukraine de la part des rebelles russophones et les provocations de l’OTAN cherchant à prouver une invasion russe pourtant non avérée par les observateurs de l’OSCE est même remarquable.
Les élargissements successifs de l’OTAN n’ont pas tenu compte de la perception de sécurité de la Russie qui cherche à éviter qu’une alliance qui lui a été hostile pendant toute la guerre froide vienne s’installer dans sa proximité géographique, voire pire, sur des territoires ayant appartenu à la Russie dans son histoire longue (comme la Crimée aujourd’hui redevenue russe et l’Est de l’Ukraine). Vladimir Poutine, à l’occasion de son discours à la 43ème conférence de Munich le 2 octobre 2007, avait dénoncé l’extension de l’Alliance atlantique aux frontières de la Russie, contrairement aux promesses faites à Gorbatchev par le secrétaire général de l’OTAN, Manfred Woerner, qui avait promis le 17 mai 1990 qu’il n’y aurait pas de troupes de l’OTAN sur le territoire des anciens membres du pacte de Varsovie garantissant la sécurité à l’Union soviétique [1].
La crise en Ukraine représente en réalité un risque d’instabilité et non pas une menace car la Russie n’est pas l’ennemi de l’Union européenne. Les risques se situent à deux niveaux : la prolongation de la crise ukrainienne augmente les risques de désaccord entre États-membres de l’Union et la Russie mais aussi entre États-membres eux-mêmes tandis que les flux de réfugiés et les perturbations des livraisons de gaz dans le cas d’une aggravation du conflit pourraient déstabiliser la société européenne.
Les menaces bien réelles à la sécurité de l’Union européenne, mais aussi à la sécurité de la Russie proviennent de l’arc de crises Sud avec la prolifération des milices djihadistes enrôlant des militants issus de minorités européennes mal assimilées et risquant de pratiquer le terrorisme à leur retour, mais aussi la formation de nouveaux gouvernements à tendance islamiste plus éloignés des modèles européens après les changements de régimes soutenus par les États-Unis et les Européens, qui risquent à leur tour de manipuler les minorités européennes islamisées.
Enfin, le modèle d’économie libérale ultra financiarisée d’inspiration anglo-saxonne et promue comme modèle vecteur de la mondialisation en cours est la menace principale à la cohésion des sociétés européennes comme la crise financière depuis 2010 l’a amplement démontré. La mondialisation est une lutte de répartition des espaces géopolitiques et les modèles sociétaux et économiques des différentes nations sont en concurrence. L’Union européenne devrait promouvoir son propre modèle de société, comme le fait la Russie et des synergies existent entre les deux. La négociation d’un marché transatlantique aurait tendance à aligner les Européens sur des conceptions d’outre-Atlantique qui vont renforcer les décompositions sociétales européennes (multiculturalisme, augmentation des inégalités sociales, immigration économique de masse, privatisation de l’espace public, décomposition sociétale par la promotion des minorités sexuelles et religieuses).
Les menaces et les risques perçus par la Russie
Les frontières idéales à la sécurité russe et européenne
La Russie, pour améliorer sa perception de sécurité, et de facto celle de l’Union européenne devrait se fixer des frontières définitives qui conviennent aux deux voisins européens.
Une grande partie du territoire de l’Ukraine a fait partie de la Russie tsariste depuis le XVIII ème siècle. Avec la décomposition de l’URSS, la Russie a perdu des territoires historiques et plus de 25 millions de Russes se sont retrouvés isolés de la nation russe dans de nouveaux États. Il est légitime que ces territoires dont les populations se sentent proches de la nation russe puissent garder de liens forts avec Russie. La réunification de certaines terres et populations russes devrait au contraire renforcer la stabilité européenne comme le fut la réunification allemande. La réintégration de la Crimée dans le territoire russe n’est pas le résultat d’une politique expansionniste et impérialiste mais l’aspiration légitime des Russes selon le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui est reconnu par l’ONU. Il n’y a pas de raison objective pour que la charte de l’ONU soit interprétée de manière exclusive selon la vision des États-Unis et de proches alliés européens.
Les décisions de l’Union européenne ont été caractérisées dans le passé par une politique de « deux poids deux mesures » vis-à-vis de la Russie.
Le principe de l’intangibilité des frontières n’a pas été retenu par les Occidentaux à propos de la Yougoslavie qui s’est scindée en plusieurs États. Pourquoi le droit des peuples à l’autodétermination ne serait-il pas applicable à la Crimée alors que ce même droit fut invoqué à propos de l’ex-Yougoslavie [2] ? De plus, la dégradation rapide de la situation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord est déjà en train de modifier de facto les frontières : l’entité kurde en Syrie, la balkanisation de l’Irak, de la Syrie, de la Libye et du Liban. Les Etats-membres de l’Union européenne sont eux-mêmes menacés par le séparatisme [3]. L’interprétation du droit international n’est en réalité qu’une conséquence des rapports géopolitiques sur le terrain. Nier cette réalité aboutit à des fictions juridiques dommageables pour atteindre la stabilité à propos des conflits de frontières.
Les négociations sur le tracé des frontières afin d’atteindre plus de stabilité ne devrait plus être un tabou (il ne l’a jamais été en réalité). Prenons encore une fois l’exemple de la Crimée. Pourquoi forcer les citoyens de Crimée en majorité Russes à rester dans un Etat qui pratique une politique antirusse ? Pourquoi insister sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine, alors que les russophones de l’Est dans leur majorité ne veulent pas être gouvernés par le nouveau gouvernement qu’ils considèrent illégitime, à moins d’une confédéralisation du pays ? Aller à l’encontre de l’aspiration profonde des peuples aboutit aux conflits et à la dégradation de la sécurité européenne.
La perception d’encerclement
La perception d’encerclement de la Russie après son rétrécissement territorial et l’installation de bases de l’OTAN toujours plus près de son territoire est aussi une réalité incontournable pour comprendre la situation actuelle.
La réintégration de la Crimée dans le territoire de la Russie, en raison de sa position stratégique, empêche à plus long terme l’ouverture de bases et l’installation d’éléments du bouclier anti-missile de l’OTAN et des États-Unis au bord de la Russie et met un terme à son encerclement progressif [4] L’enjeu géopolitique de la Crimée et du port de Sébastopol est l’un des épicentres de la crise ukrainienne. La Crimée et le port militaire de Sébastopol représentent l’ouverture de la flotte russe vers les détroits (Bosphore et Dardanelles, la Méditerranée et ensuite l’Atlantique mais aussi la mer rouge par le canal de Suez, avec le port de Tartous en Syrie. Cet enjeu géopolitique était déjà primordial au XIXème lors de la guerre de Crimée (1853-1856) lorsque les Britanniques et les Français, alliés à l’empire ottoman, ont cherché à bloquer la poussée russe vers les mers chaudes. Le nouveau gouvernement issu du coup d’Etat à Kiev avait annoncé vouloir entrer dans l’Union européenne et se rapprocher de l’OTAN. Du point de vue des Russes, le processus d’adhésion dans l’UE signifie de facto une adhésion ultérieure à l’OTAN. Les États-Unis et certains de leurs alliés européens avaient déjà soutenu l’élargissement de l’Ukraine et la Géorgie à l’OTAN en avril 2008. Julia Timochenko avait en outre déclaré que le bail de la flotte russe à Sébastopol expirait en 2017, tandis que le président Ianoukovitch l’a prolongé jusqu’en 2042, d’où la méfiance justifiée des russes avec le nouveau régime qui persiste dans sa volonté de rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN.
L’incorporation de la Crimée [5] à la Russie après le référendum du 16 mars 2014 rend impossible l’éventuel élargissement de l’OTAN à l’Ukraine. Si le gouvernement ukrainien ne reconnait pas la sécession de ce territoire, en cas d’entrée dans l’OTAN, l’article V s’appliquerait et l’OTAN se trouverait de facto en conflit avec la Russie, ce que refusent la plupart de ses membres. Si le nouveau gouvernement reconnait la sécession, un élargissement de l’OTAN à l’Ukraine sans la Crimée a moindre valeur stratégique. Ce scénario rencontrerait également l’opposition de la Russie.
De plus, l’exploitation potentielle du gaz de schiste et des réserves de gaz situées dans l’Est de l’Ukraine et autour de la Crimée dans les zones économique exclusives représente aussi un enjeu géopolitique central. Les zones industrielles de l’Est de l’Ukraine ont un rôle important pour la Russie en raison de l’interdépendance des industries civiles et d’armement russe et ukrainienne.
Tous ces éléments s’ajoutent aux liens historiques millénaires qui lient la Russie et l’Ukraine qui fut le berceau de la christianisation de la nation russe.
Conclusion
Il appartient donc aux Etats-membres de l’Union européenne de réconcilier leurs intérêts avec ceux de la Russie à propos de la question ukrainienne, mais aussi vis-à-vis de l’arc de crise au Sud qui borde l’Europe afin de parachever un espace de sécurité de Vancouver à Vladivostok.
Après avoir souligné les menaces et risques majeurs à la sécurité des États membres de l’Union européenne mais aussi ceux de la Russie qui est son partenaire le plus important sur le flanc oriental, nous allons clore cette réflexion dans un prochain article par la suggestion d’une stratégie géopolitique pour l’Union européenne : « Réflexions sur les intérêts géopolitiques de l’Union européenne et de ses États membres, Les grandes lignes d’une stratégie géopolitique européenne (III) »
[1] André LIEBICH, les promesses faites à Gorbatchev : l’avenir des alliances au crépuscule de la guerre froide, Institut de hautes études internationales et du développement, Relations internationales, n°147, Genève. 2011, p.85-96.
[2] Les séparatistes en Yougoslavie ont été soutenus par certains Etats-membres de l’OTAN, tandis que les séparatistes de Crimée ont été soutenus par la Russie.
[3] Dans le cas d’une victoire des indépendantistes écossais au référendum du 18 septembre, le gouvernement du Royaume-Uni, bien qu’il y soit défavorable, n’a pas annoncé vouloir s’y opposer. Pourquoi alors s’opposer au libre choix de la Crimée ?
[4] Les russophones d’Ukraine ont déjà manifesté dans le passé contre l’arrivée des navires de l’OTAN à Sébastopol en Crimée.
[5] Sans effusion de sang, la stratégie russe évoque en effet le manuel de stratégie de Sun Tzu : « il vaut mieux gagner par reddition de l’ennemi, sans avoir à combattre » et révèle la maîtrise opérationnelle du gouvernement russe dans cette affaire. La Crimée a évité les combats meurtriers qui se sont ensuite déroulés dans l’Est de l’Ukraine.