Nord Stream II : L’Allemagne consolide son statut de puissance économique et centrale
La levée des sanctions contre le projet Nord Stream par le nouveau gouvernement de Joe Biden a pour contrepartie le maintien par l’Allemagne du transit de gaz par l’Ukraine afin de financer l’Etat ukrainien.
La thématique énergétique est l’une des seules thématiques ou l’Allemagne, puissance économique qui ne peut se passer du gaz russe, reste ferme face aux Etats-Unis. Mais c’est aussi un enjeu géopolitique pour l’Allemagne plus implicite. Pendant la guerre froide, l’Allemagne de l’Ouest avait construit des pipelines et gazoducs pour importer le gaz et le pétrole d’URSS, contre l’avis des Etats-Unis. C’était un élément central de l’Ostpolitik, font l’objectif était de pacifier ses relations avec l’URSS et ses voisins du pacte de Varsovie, notamment l’Allemagne de l’Est, et créer les conditions favorables à une réunification allemande.
Cette affaire masque aussi le fait qu’il y a aussi une synergie entre les Etats-Unis et l’Allemagne pour détacher l’Ukraine du mode Russe, et en faire une « contre -Russie », un peu comme l’Allemagne de l’Ouest « occidentalisée/américanisée » contre l’Allemagne de l’Est pendant la guerre froide. Les Allemands se sont arrogés une responsabilité particulière envers l’Ukraine pour l’attirer dans le giron euro-atlantique. Il faut rappeler que les Allemands ne conçoivent pas le projet européen, autrement que comme un sous-ensemble de l’espace auro-atlantique, à la différence des Français encore inspirés par le gaullisme qui misent sur une Europe des nations plus indépendante des Etats-Unis.
Il reste à voir jusqu’où le Allemands sont prêts à suivre les Américains pour soutenir l’Ukraine contre la Russie. Les Américains privilégiaient jusqu’à présent la guerre par proxy, tandis que les Allemands ont privilégié la négociation d’une part au moyen du processus de Minsk avec la France, et les sanctions contre la Russie de l’autre, tout en cherchant à maintenir la prépondérance de l’OTAN comme le pilier central de leur sécurité. En tant que puissance économico-politique, les Allemands gardent l’espoir à long terme d’occidentaliser la Russie, après avoir occidentalisé l’Ukraine comme modèle destiné à influencer la société civile en Russie. Comme la mondialisation est une lutte de répartition des espaces géopolitiques, l’Allemagne cherche à élargir la taille du marché européen avec l’accord de libre-échange avec l’Ukraine dans le cadre de l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine signé en 2014 et entré en vigueur en 2016. C’est d’ailleurs la rivalité entre l’UE et la Russie au sujet de l’orientation de l’Ukraine vers les institutions euro-atlantique qui s’est finalement imposée après le changement de régime à Kiev en 2014 ou l’Union économique eurasiatique qui était privilégie avant 2014. Le rapprochement de l’Ukraine avec l’UE et l’OTAN permet aussi aux Allemands de construire une zone tampon vis à vis de la Russie et de maintenir leur rôle de chef de file des pays d’Europe centrale orientale méfiants de la Russie sans toutefois faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN. Les Allemands s’y sont opposés jusqu’à présent avec la France et contre l’avis des Etats-Unis pour ne pas provoquer outre-mesure la Russie. Les Allemands privilégient aussi l’influence par le commerce, et estiment que préserver une interdépendance entre la Russie et l’Allemagne sur la plan énergétique est de nature à réduire les tensions.
Il faut aussi préciser que l’Allemagne a aussi fait une concession, la construction d’un terminal LNG pour importer du gaz de schiste américain. Elle soutient aussi le projet d’initiative des trois mers d’inspiration américano-polonaise pour réorienter les infrastructures dans le sens Nord-Sud en Europe centrale et orientale, tant que ce projet n’entre pas en contradiction avec les intérêts allemands.
Si cette décision est le résultat de la posture ferme de l’Allemagne pour défendre sa souveraineté énergétique, cela ne résoudra pas pour autant la fracture géopolitique avec la Russie puisque l’objectif des Etats-Unis est de revivifier son alliance avec l’Allemagne, pour l’enrôler dans sa stratégie d’encerclement de la Russie, mais aussi la Chine. Si cette décision favorise aussi les intérêts de la compagnie française ENGIE qui participe au projet Nord Stream, ce rapprochement germano-américain ne favorisera pas la vision française d’une Union européenne plus autonome sur le plan géostratégique (Europe de la défense). L’Allemagne n’a pas vraiment soutenu ce projet durant la présidence Trump, elle le soutiendra encore moins avec le président Joe Biden. La pression contre le nucléaire français et en faveur du gaz et des énergies alternatives promus par l’Allemagne va s’accentuer car l’Allemagne renforce sa fonction de hub énergétique pour distribuer le gaz russe.
La configuration géopolitique générale caractérisée par la rivalité entre les Etats-Unis/UE/OTAN et la Russie (et Chine), entre la Russie et l’Allemagne en Europe centrale et orientale, notamment en Ukraine et les Balkans, et la rivalité franco-allemande pour les finalités européennes n’est pas modifiée mais les rapports de forces internes à cette configuration évoluent. Si la Chine apparait comme l’adversaire de plus en plus prioritaire des Etats-Unis, La fragmentation géopolitique de l’Europe pour empêcher un rapprochement substantiel avec la Russie reste d’actualité, car pour enrôler les Européens contre la Chine, les Etats-Unis ont besoin de démontrer qu’ils restent l’allié indispensable contre une menace russe qu’ils entretiennent par la guerre de communication et la guerre par proxy avec l’Ukraine, la Turquie, la Biélorussie.
Pour ne pas se laisser marginaliser par ces évolutions (Joe Biden va aussi rencontrer Vladimir Poutine en juin prochain), la France devrait relancer l’idée d’un rapprochement franco-russe au niveau bilatéral, car c’est illusoire au niveau de l’Union européenne qui n’est plus l’instrument adéquat. La diplomatie française sous la présidence d’Emmanuel Macron et l’européisme idéologique de LREM n’a toujours pas compris que l’on ne progressera pas en privilégiant une position commune de l’Union européenne et de l’OTAN, et qu’il serait temps de d’adopter une posture plus indépendante, y compris en rupture comme savait le faire le général de Gaulle. Dans le cadre de la campagne électorale de la présidentielle française en 2022, cette question sera assurément l’un des points de débats à propos des thématiques de politique étrangère. Seul le parti Rassemblement National (RN) a promis clairement jusqu’à présent de suivre cette voie en sortant du commandement intégré de l’OTAN et de normaliser les relations avec la Russie. Le parti présidentiel LREM souhaite changer les relations de l’Union européenne avec la Russie, mais privilégie comme préalable une unité franco-allemande et de l’Union européenne, ce qui constitue évidemment un obstacle, car l’Union européenne penche évidemment par gravité et idéologie vers les options atlantistes.
Si l’avenir de l’Europe (et non pas de l’Union Européenne) réside dans un espace de coopération d’envergure continentale de Brest à Vladivostok, si l’on souhaite surmonter la fracture actuelle, l’entente géoéconomique germano-russe (avec l’énergie comme élément central) devrait être complété par une entente franco-russe sur les question géostratégiques où la France possède encore des atouts.