Stratégie géopolitique des États-Unis en Eurasie et Rimland européen
Avec une continuité remarquable, les États-Unis cherchent depuis plus d’un siècle à empêcher l’émergence d’une puissance sur le continent eurasien qui puisse défier leur prépondérance mondiale. Cette constante géopolitique depuis la Première Guerre mondiale avait été remise à l’ordre du jour dès la fin de la Guerre Froide avec la « doctrine Wolfowitz » en 1992. Paul Wolfowitz[i] avait souligné que la mission de l’Amérique dans l’ère de l’après-guerre froide consisterait à s’assurer qu’aucune superpuissance rivale ne soit autorisée à émerger en Europe occidentale, en Asie ou sur le territoire de l’ancienne Union soviétique[ii]. La représentation stratégique de Zbigniew Zbrezinski[iii], qui avait aussi fait de l’Eurasie l’enjeu principal des États-Unis, a exercé une influence dans l’administration américaine. Cet objectif a été explicitement remis sur la table par Aaron Wess Mitchell, secrétaire d’État adjoint pour l’Europe et l’Eurasie au département d’État sous la présidence de Donald Trump.
La représentation géopolitique de Aaron Wess Mitchell renseignent un peu plus sur la stratégie des États-Unis sous la présidence Trump, malgré le sentiment d’incertitude qui règne sur la doctrine des États-Unis. On retrouve ici les objectifs géopolitiques de longue haleine des États-Unis. Ainsi, il précise que « lors de trois guerres mondiales, deux chaudes et une froide, nous avons aidé à unifier l’Occident démocratique pour empêcher nos opposants brutaux de dominer l’Europe et le Rimland à l’Ouest de l’Eurasie »[iv]. Ainsi, sans surprise, la Russie et la Chine sont désignés comme les adversaires stratégiques des États-Unis alors que la Guerre froide est terminée depuis plus d’un quart de siècle, car ils « contestent la suprématie des USA et leur leadership au 21ème siècle ». On retrouve ici avec constance l’objectif des États-Unis de contrôler l’Eurasie afin d’empêcher un rival géopolitique d’y émerger à nouveau et relativiser leur propre puissance mondiale.
Les États-Unis font de l’Europe un « Rimland », c’est à dire un espace côtier sous leur contrôle qui bloque une orientation de l’Union européenne vers l’espace eurasien, et donc vers la Russie, mais aussi la Chine par voie continentale. Cette doctrine géopolitique est l’héritière de la vision du géopoliticien américain Nicolas Spykman (1893-1943) qui a reformulé la doctrine de Halford John Mackinder (1861-1947).
L’Europe n’est qu’un des théâtres de la stratégie géopolitique des États-Unis vis à vis de l’Eurasie, qui consiste à envelopper ce continent par les fronts est-européen et indo-pacifique (carte : La nouvelle rivalité des puissances). Une orientation exclusive selon le scénario euro-atlantiste implique donc pour les Européens de se positionner dans les limites imposées par les priorités géopolitiques des États-Unis, et d’agir en conformité ou de s’abstenir. Dans cette configuration, une politique d’équilibre des Européens en fonction de leur propre géographie est donc rendue très difficile. Le scénario exclusif euro-atlantiste rend impossible in fine pour les Européens de décider de leurs propres finalités, faute d’avoir élaboré leurs propres priorités. Ce scénario tendanciel affaiblit les Européens car il fait d’eux une variable d’ajustement de la géopolitique mondiale. Ainsi les Etats-Unis se sont retirés du traité ABM (Bouclier anti-missile) en 2001, de l’accord sur le nucléaire iranien en 2018, et menacent de sortir de l’accord INF sur les armes nucléaires à porté intermédiaire, sans consultations avec les Européens, dont la sécurité en sera pourtant grandement affectée.
La stratégie des États-Unis a donc pour objectif de ralentir l’émergence du monde multicentré qui menace l’héritage unipolaire de l’après Guerre froide. Si il y a acceptation d’une forme de multipolarité de la part de Donald Trump avec les grands adversaires stratégiques, elle se met en place à l’exclusion de l’Union européenne. Celle-ci s’arc-boute sur des paradigmes différents comme le multilatéralisme et ses États membres sont incapables de faire contrepoids aux États-Unis selon la doctrine de l’équilibre des forces. L’Union européenne se trouve ainsi réduite au statut de zone tampon, comme théâtre de la manœuvre américaine en Eurasie, et une périphérie de plus en plus divisée et instrumentalisée par les États-Unis. Un scénario exclusif euro-atlantiste mais asymétrique et hiérarchique au profit des États-Unis et non pas équilibré selon l’idéal euro-atlantiste se met ainsi en place.
[i] Sous-secrétaire à la Défense chargé de la planification aux États-Unis, de 1989 à 1993
[ii] https://www.nytimes.com/1992/03/08/world/us-strategy-plan-calls-for-insuring-no-rivals-develop.html
[iii] ZBREZINSKI Zbigniew , Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde, Bayard éditions 1997, 275 p.
[iv] https://ee.usembassy.gov/a-s-mitchells-speech/