Syrie : un repositionnement géopolitique nécessaire pour la France
L’échec du changement de régime en Syrie promu par une coalition d’Etats aux gouvernements d’orientation atlantiste et leurs alliés régionaux, après plus de dix années de guerre depuis 2011 fût le point de bascule vers l’entrée définitive dans une nouvelle configuration géopolitique multipolaire. L’évolution de ce conflit marque donc une rupture dans le (dés)ordre international, entre le changement de régime en Libye (2011) dans le sillage des révolutions arabes et le départ des Etats-Unis et l’OTAN d’Afghanistan (2021) qui a marqué la ligne la plus avancée du front euro-atlantiste désormais en recul. Cette inflexion implique un repositionnement de la France dont la diplomatie a été marginalisée en Syrie.
L’intervention de la Russie, l’Iran et du Hezbollah en 2015, aux côtés de la Syrie loyale dont la capacité de résistance a été sous-estimée (notamment en raison d’une population syrienne plus soudée, fait occulté par la désinformation massive des médias, a été décisive car elle a contrecarré les projets de changement de régime porté par les gouvernements des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de la France, mais aussi de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, du Qatar, de la Jordanie et Israël.
Pour accomplir ce changement de régime, des groupes de rebelles ou mercenaires djihadistes ont été volontairement ou imprudemment soutenus par les gouvernements promoteurs d’une révolution dès 2011, le début du conflit, cachant toutefois des objectifs géopolitiques non explicites très différents entre tous les acteurs étatiques.
La Syrie, c’est la mémoire de civilisations, avec des héritages culturels successifs, riches et fragiles, qu’il était nécessaire de préserver au sein d’un Etat républicain et laïc qui seul est capable de maintenir une unité face aux forces centrifuges attisées de l’extérieur. Il était irresponsable de renverser les fragiles équilibres internes et tout soutien de l’extérieur à des révolutionnaires, djihadistes ou soi-disant islamistes modérés équivaut à une ingérence. C’est une véritable guerre d’extermination qu’a dû affronter l’armée arabe syrienne, dès 2011, d’où la violence des combats et le nombre de victimes. La Russie et l’Iran ont été invitées par le gouvernement légal de la Syrie pour la défendre, d’où la conformité de leur présence selon le droit de l’ONU, à l’inverse des puissances occupantes et des rebelles djihadistes qui ont convergés du monde entier pour provoquer une révolution.
Selon une perspective historique plus longue, la Syrie à l’intersection des projets géopolitiques rivaux des grandes puissances a été la victime des guerres par procuration que se sont livrés les acteurs régionaux et mondiaux.
Depuis la fin de la guerre froide, la mondialisation est une lutte de répartition des espaces géopolitiques, c’est à dire une reconquête du monde entre grandes puissances dans les zones de chevauchement des projets géopolitiques rivaux. Le « dégel » des territoires après la disparition du fragile équilibre bipolaire, a permit le déplacement des fronts en Eurasie, théâtre principal de la rivalité pour le pouvoir mondial au détriment de l’ex-URSS et des Etats-communistes, et au profit de l’extension de l’influence des Etats-Unis et leurs alliés sur le Rimland mondial, ceinture autour de l’Eurasie et zone cible des interventions et changements de régime pour affaiblir toute puissance rivale et ralentir l’émergence du monde multipolaire. Ces opérations militaires ou le soutien à des rebelles contre les gouvernements en exercice se sont enchaînées depuis la chute de l’URSS en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak, en Libye jusqu’en Syrie pour imposer un monde unipolaire. Des changements de régimes ont aussi été promus selon la doctrine des révolutions de couleur qui s’apparente à la guerre hybride en Serbie, Géorgie, Ukraine, et lors des révolutions arabes, en Tunisie et en Egypte.
Alors qu’il était proclamé par toutes les diplomaties occidentales (les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ) avant 2015 que le gouvernement de Bachar el-Assad tomberait tôt ou tard sous la pression des groupes rebelles islamistes soutenus par les puissances extérieures et de la convergence d’une internationale djihadiste, la situation s’est ensuite entièrement retournée et la Syrie loyale a aujourd’hui repris la majeure partie de son territoire.
Après la résistance acharnée de l’armée arabe syrienne de la Syrie loyale à Bachar el-Assad avec le soutien décisif de la Russie et de l’Iran et des milices shiites libanaises (Hezbollah) et iraquiennes, la Syrie a pu reconquérir une grande partie de son territoire (plus de 60%), en particulier les grandes villes. En fin de compte, on peut considérer que la résistance et le sacrifice du gouvernement et du peuple syrien, appuyé par ses alliés russe et iraniens, ont préservé la Syrie d’une catastrophe plus grave encore et ont défendu les intérêts de sécurité de toute l’Eurasie, Europe comprise, en jouant le rôle de rempart contre une montée en puissance des rebelles islamistes et leur modèle d’islam politique qui auraient pu diffuser sans limites leur idéologie s’ils avaient pu atteindre Damas. La bataille d’Alep (2012-2019), qui s’est achevée sur une victoire de la Syrie loyale, fût le point de bascule pour reprendre la maitrise de son destin.
Le premier bilan que l’on peut tirer de ce conflit en Syrie est le suivant
1) Premièrement, la victoire militaire de la Syrie loyale appuyée par ses alliés à abouti à la consolidation du monde multicentré, et le renforcement de l’axe Russie-Iran-Syrie. Sur les temps plus longs, la disparition définitive des équilibres géopolitiques issus des accords Sykes-Picot en 1916.
2) Le retour inévitable de la Syrie dans la configuration géopolitique régionale, et la reprise progressive des relations diplomatiques entre les pays arabes avec la Syrie.
3) La maintien de la Syrie comme Etat avec la reconquête de la majeure partie de son territoire, mais avec des zones qui restent occupées par des pays extérieurs (Turquie, Israël Etats-Unis) ou des rebelles sous contrôle étranger (terroristes islamistes et radicaux à Idlib et l’armée syrienne libre..).
4) La Syrie est un pays dévasté ( bilan humain et économique et de nombreux réfugiés en interne et à l’étranger ) qui nécessite une reconstruction pour éviter toute résurgence de l’EI ou de groupes associés à Al-Qaïda, ou toute tentative renouvelée d’un changement de régime .
Cette nouvelle situation oblige la France à repenser son positionnement géopolitique, en fonction de la nouvelle configuration.
Si la France voulait retrouver un rôle à sa mesure au Proche Orient et reconstruire une politique arabe indépendante, c’est un rapprochement avec la Syrie, qui aurait un impact sur la configuration géopolitique, et non pas de maintenir des alliances à risques. Cette nouvelle politique arabe dont la Syrie serait l’un des pivots serait basée sur le principe d’équilibre géopolitique et le refus de l’ingérence dans les affaires internes des Etats.
Chaque peuple a le droit de construire son propre modèle de gouvernement et de société. La Syrie a intérêt à préserver et infléchir de sa propre initiative son modèle politique et sa posture géopolitique, en fonction de son héritage historique et de sa position géographique spécifique.
La France, ancienne puissance mandataire en Syrie (1920-1946) de la Société des nations, avait une une responsabilité particulière pour soutenir la Syrie agressée par une coalition internationale poursuivant des objectifs géopolitiques qui ne coïncidaient pas avec son rôle de nation d’équilibre. Les gouvernements français successifs se sont au contraire engagés dans des alliances contre-nature et après un diagnostic erroné de la situation et des enjeux multiples (équilibres de puissances, enjeux énergétiques, enjeux identitaires/religieux…). Le positionnement de la France en Syrie, à rebours du refus par Jacques Chirac de l’invasion de l’Irak en 2003, a abouti à la marginalisation de la France. Son alignement sur les priorités géopolitiques occidentalistes, et les idéologies « néoconservatrices » (démocratisation/occidentalisation par la force armée) ont réduit sa marge de manœuvre, et endommagé son rôle de nation d’équilibre telle que le général de Gaulle l’avait envisagé.
L’intérêt de la France est pourtant de ne pas contribuer à l’émergence de blocs antagonistes, où elle serait forcée de choisir son camps au détriment de sa marge de manœuvre. Une restructuration du monde autour du slogan simpliste « démocratie contre dictature » devrait être aussi évité par une politique privilégiant l’équilibre géopolitique ouvrant la voie à la stabilité régionale et mondiale pour assécher les conflits.
C’est dans ce contexte qu’il serait judicieux pour la France de procéder à une réinitialisation de ces liens avec la Syrie, pour proposer un regroupement de pays non alignés dans la confrontation montante entre les Etats-Unis et la Chine. La France devait ainsi s’éloigner de la vision atlantiste exclusive et illusoire d’un monde unipolaire basé sur une alliance des démocraties (et dont le modèle est la société ouverte à tous les flux de la mondialisation, modèle en crise qui affaiblit la France). et promouvoir un meilleur équilibre entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni, Israël et les pays arabes du Golfe d’une part, et la Syrie, l’Iran, la Russie. Enfin, à plus long terme, il y a une nécessité à repenser l’architecture de sécurité à l’échelle eurasienne, Europe et Proche-Orient inclus, basée sur un nouveau concert des Etats plus équilibré, afin de renouer avec un nouveau multilatéralisme,
La France doit aussi défendre sa sécurité contre le djihadisme et l’islam politique, menace prioritaire, qui prolifère jusque sur son territoire à partir de sa proximité géographique. Cela passe par l’endiguement de la menace islamiste au Proche-Orient, et en Afrique du Nord, premières lignes de front. L’engagement avec la Syrie d’un dialogue des civilisations pour enrayer les dynamiques religieuses et ethnoculturelles des conflits actuels, en plus de la rivalité des grandes puissances, serait bienvenu.
Dans une période charnière où l’islam radical et politique mais aussi le modèle de démocratie ultra-libérale et multiculturaliste occidentaliste, est un échec dans le monde arabe, le modèle de l’Etat national fort républicain et laïque, dont la France a été le prototype, est plus que jamais un modèle à défendre à l’étranger, d’autant plus que ces idéologies sont encore très actives, et peuvent à nouveau s’imposer. Le principe de laïcité est aussi le seul ciment capable de faire cohabiter les communautés ethnoculturelles et religieuses en Syrie. C’est aussi le moyen de contrer la poussée islamiste dans la région et de protéger toutes les minorités religieuses.
La France aurait aussi intérêt à promouvoir un renouveau des relations économiques et culturelles avec la Syrie, pour le bénéfice des deux nations qui entretiennent des liens historiques forts, et possèdent le statut d’Etats méditerranéens. La première étape est la réouverture des liens diplomatiques avec la Syrie. Cette initiative est d’autant plus nécessaire, que la Syrie revient inexorablement dans la jeu régional et sa réintégration dans la ligue arabe est une question de temps. La diplomatie Française pourrait ainsi tenter de contrecarrer sa marginalisation actuelle qui ne fera s’aggraver au profit des autres puissances. La Syrie s’oriente désormais vers la Russie, l’Iran et la Chine. La France pourrait chercher à rétablir un équilibre relatif. Le principe de réalisme nécessite une coordination de la stabilisation de la situation en Syrie en priorité avec la Russie, sur le principe des coalitions variables. La Chine a pris de l’avance en incluant la Syrie dans son projet de routes de la Soie. La levée des sanctions contreproductives de l’UE contre la Syrie est la seconde étape afin de contribuer à la reconstruction du pays.