L’UE à la croisée des espaces euro-atlantique, euro-asiatique, euro-africain, euro-méditerranéen et euro-arctique : les enjeux de sécurité
(Contribution de Pierre-Emmanuel Thomannpour les RECOMMANDATIONS POUR UN LIVRE BLANC SUR LA SECURITE ET LA DEFENSE DE L’UNION EUROPÉENNE [note id=1] dans le cadre la cellule de réflexion stratégique de l’IERI, Bruxelles, janvier 2013, document présenté à la « sous-commission sécurité et défense » le 19 juin 2013 au Parlement européen)
En adéquation avec l’objectif de l’Europe politique[note id=2], l’Union européenne à vocation à devenir un espace de sécurité pour le territoire, les populations et les infrastructures, mais aussi un partenaire de sécurité pour ses alliés. La sécurité, c’est la première attente des citoyens. La notion de sécurité élargie s’est aujourd’hui imposée. Elle est militaire, énergétique, financière, économique. Le changement climatique, la démographie et la sécurité identitaire sont aussi à prendre en compte.
Une stratégie de sécurité s’inscrit dans une stratégie géopolitique. C’est à partir d’un diagnostic de la situation géopolitique mondiale que l’UE pourra se positionner comme pôle de puissance. La thématique de la sécurité est aussi centrale pour redonner un sens au projet européen, amorcer un débat stratégique et redonner une légitimité citoyenne. L’objectif est d’offrir une plus grande sécurité aux citoyens par une plus grande maîtrise de leur territoire et des évolutions stratégiques mondiales en synergie avec la promotion et de la défense des valeurs européennes. Comprendre dans l’espace et dans le temps les enjeux mondiaux et définir ensuite les propres priorités territoriales de l’Union après une identification des menaces selon une clé territoriale et non pas exclusivement fonctionnelle et thématique permet d’éviter un alignement des européens sur les priorités des autres puissances. C’est un préalable avant les options stratégiques et le débat entre stratégistes, politiques et citoyens.
Réamorcer le débat stratégique
Aborder le débat sur les finalités de l’UE est nécessaire pour dépasser les conceptions aujourd’hui éloignées entre l’Europe comme puissance politique et militaire, puissance commerçante ou puissance civile. Outre la question des finalités, l’un des obstacles majeur au projet de défense et de sécurité européenne est précisément la perception asymétrique des menaces et des zones d’intérêt prioritaires en fonction de la position géographique des Etats et de leurs ambitions géopolitiques différentiées. Susciter le débat géopolitique sur les intérêts communs, cartes sur table est destinée à forger des représentations communes de la sécurité européenne. Cela implique une identification des zones géographiques prioritaires, croiser les perceptions des menaces et des risques en terme de sécurité et de défense, évaluer les opportunités en termes d’alliances. Oser le débat géopolitique revient en fin de compte à reprendre en main son destin. Cela évite aussi de ne pas tomber dans l’utopie, qui signifie sans lieu en grec.
Le diagnostic
La mondialisation est une lutte de répartition des espaces géopolitiques à l’échelle globale. L’espace mondial est caractérisée par un éparpillement géographique des sources de pouvoir Il en résulte un processus de morcellement et de recomposition des territoires. La délimitation des zones d’influence ou le tracé de leurs nouvelles limites évolue en fonction d’ajustements successifs entre les projets des différents acteurs oscillant entre la rivalité et la coopération. Il est donc important de prendre en compte la stratégie des autres pôles de puissance, et d’évaluer les conséquences géopolitiques de ses propres actions afin de s’insérer dans le jeu d’équilibre. Cette approche nécessite un diagnostic juste et une posture de veille permanente pour ajuster la stratégie de sécurité. La crise économique et les budgets restreints forcent à définir des choix sur le territoire et mieux hiérarchiser les objectifs, et les alliances.
Le principe d’équilibre
Le multilatéralisme sans l’émergence d’une multipolarité acceptable entre puissances n’aura pas de réalité C’est l’équilibre géopolitique entre les centres de pouvoir qui aboutit à un mode acceptable de fonctionnement institutionnel au niveau européen ou mondial et ouvre à la négociation dans les enceintes multilatérales. Prendre part au futur « concert des puissances mondiales » pour l’UE suppose la construction d’alliances destinées à éviter la suprématie d’un seul pôle sur tous les autres, et de négocier des positions communes. L’objectif est de promouvoir un équilibre mondial fait de poids et de contrepoids permettant l’ajustement des ambitions rivales.
Maîtrise du territoire, réhabilitation de la frontière, conditions de l’exercice de la souveraineté
Pour manœuvrer au XXIe siècle dans un monde en recomposition, la maîtrise du territoire et du temps au service d’un objectif politique, reste un atout décisif et un élément central de souveraineté. La maîtrise de l’espace-temps d’un acteur géopolitique dépend de sa capacité d’anticipation sur l’espace-temps des autres et fait office de démultiplicateur de puissance. Est-il suffisant pour l’Union européenne de se positionner comme empire des normes ou simple espace de réseaux enchevêtrés dans la mondialisation, en anticipant la progression du facteur juridique dans les relations internationales face aux doctrines géopolitiques des autres entités politiques comme les États-Unis, la Russie ,la Chine et l’Inde, qui reposent sur la puissance classique ? Promouvoir la paix uniquement selon la stratégie d’interdépendance économique peut se révéler être une grave illusion dans un monde multipolaire. Les interdépendances peuvent aussi renforcer les rivalités.
Le débat sur les frontières de l’Union est une condition pour l’approfondissement de l’identité de l’Union européenne vis-à-vis des entités extérieures, l’identification de ses intérêts de politique étrangère, et le soutien des citoyens européens. Avec une poursuite de l’élargissement, hors des limites européennes, l’UE risque aussi d’importer des conflits non résolus et de se retrouver au contact de zones de tension dont elle aura le plus grand mal à maîtriser les enjeux de sécurité. L’accroissement des lignes de discontinuités issues de la géographie et de l’histoire dans l’UE fait planer la menace d’une dilution politique et de la baisse du sentiment d’identité commune aux citoyens de l’Union. Territoire et identité sont intimement liés.
Le resserrement géographique et stratégique
Le « resserrement géographique et stratégique » se définit comme la prise en compte du principe de « proximité géographique afin de moins faire dépendre sa sécurité globale par des processus non maitrisables dus à leur éloignement, mais aussi celui d’une concentration de l’action et une économie des moyens. L’ouverture anarchique à la mondialisation renforce les vulnérabilités européennes sur des espaces sur lesquels les Etats de l’UE ont peu de contrôle. Un « resserrement géographique » réussi se mesure par une exposition moindre des européens aux menaces à la sécurité globale en minimisant les interdépendances anarchiques (énergétiques, économiques, informationnelles, technologiques, démographiques….) avec des territoires lointains. Cela implique un filtrage plus important des flux aux frontières et de négocier un principe de préférence européenne Ce scénario aurait un impact important sur le rôle des armées car la défense du territoire est plus facilement assurée à ses propres frontières et sur les espaces avoisinants.
La pire configuration géopolitique pour l’Union européenne
La conjonction de plusieurs tendances pourrait favoriser un scénario particulièrement défavorable pour l’Union européenne :
-Une réorientation des USA vers l’Asie-Pacifique de manière exclusive et des actions de leur part de manière non concertée avec les européens dans leur environnement stratégique.
-Une Russie devenant hostile à l’Union européenne a la suite d’une nouvelle fracture et qui s’oriente de manière plus prononcée vers l’Asie.
-L’émergence d’Etats ou d’alliances islamistes hostiles sur le continent africain et la péninsule arabique. La décomposition des Etats et la prolifération des acteurs privés et sub-étatiques pratiquant le terrorisme et la criminalité.
Une stratégie de sécurité renforcée pour l’UE
Pour l’Union européenne, exploiter les potentialités que lui offre la géographie suggère un positionnement comme pôle de puissance et facteur d’équilibre à la charnière des espaces géopolitiques euro-atlantiques, euro-asiatiques et euro-méditerranéens et africains avec.une hiérarchisation des priorités par zone géographique. Les Etats-Unis et la Russie sont la clé de la sécurité et de la puissance mondiale pour l’UE afin d’amorcer une stratégie selon les axes maritimes et continentaux. Cette dernière option ne peut pas être valorisée dans un enfermement stratégique, en particulier vis-à-vis de l’Eurasie. La priorité est de parachever un espace de sécurité de Vancouver à Vladivostok qu’une nouvelle architecture de sécurité entre l’UE et la Russie viendrait compléter. Maintenir un équilibre entre USA et Russie, avec un rapprochement avec la Russie selon un axe continental et un rééquilibrage de l’alliance euro-atlantique serait indiqué pour que l’Union puisse peser plus fortement sur la stratégie des Etats-Unis en fonction de ses propres priorités. (Carte n°1)
La cristallisation éventuelle d’alliances rivales de part et d’autre des arcs de tension va à l’encontre des intérêts européens. La perspective d’une relation difficile entre les Etats européens et les Etats au Sud de la Méditerranée aspirés dans une période durable de troubles est de plus en plus probable. Pour briser l’enfermement européen dans l’angle des deux arcs de tensions mondiales, une double manœuvre stratégique comportant un rapprochement substantiel avec la Russie et les pays issus de l’ex-URSS et une action visant à conserver et reconstruire des alliances profitables au Sud de la Méditerranée seraient les bienvenues. Cette manœuvre stratégique bidirectionnelle réside dans la concentration des efforts pour faire face aux défis de la sécurité, mais aussi des objectifs de stabilisation au sud de la Méditerranée, tout en opérant un rapprochement stratégique avec la Russie pour une gestion partagée des instabilités orientales et l’identification des intérêts communs dans l’arc de crise au Sud.
Le territoire de l’Union européenne
Les logiques de neutralisation intra-européenne devraient logiquement laisser place à l’agrégation des forces européennes pour exercer la puissance vers l’extérieur. Cela pose la question du chef de file européen, qui est une alliance entre grands et petits pays dont l’ambition dépasse celle des autres pour concrétiser l’Europe politique.
Il n’y a plus de menace directe d’invasion aux frontières de l’Union, mais le déclin démographique, le désarmement moral, la dissolution identitaire, et l’ouverture excessive aux flux de la mondialisation constitue un risque pour la sécurité européenne Offrir une sécurité culturelle et identitaire nécessite la maîtrise de l’immigration, la redécouverte du concept d’assimilation, l’émergence d’un patriotisme européen, et un éloignement par rapport au multiculturalisme politique. Le devoir de précaution amène à concevoir un endiguement de l’islamisme extrémiste et politique en Europe et un compromis entre le principe de culture dominante (Leitkultur) et laïcité.
Espace euro-atlantique
L’Enjeu euro-atlantique est la préservation d’une alliance forte et profitable aux deux parties. Le partenariat transatlantique reste d’actualité mais périclite par l’inconsistance, l’indécision, et la faiblesse européenne. Amorcer une refondation euro-atlantique avec les Etats-Unis est conditionné à la volonté politique des européens de définir entre eux leurs propres priorités.
Agir en concertation sur des espaces d’intérêt communs à l’Union européenne et aux Etats-Unis est t-il préférable au choix de devenir un partenaire secondaire des Etats-Unis sur tous les théâtres qui constituent parfois des enjeux plus éloignés sur lesquels les européens ont peu de prise ? Dans l’espace euro-atlantique, l’Amérique du Sud compte aussi comme réservoir d’alliances, la préservation d’un accès indépendant pour les européens à l’espace en Guyane et le combat contre le commerce de la drogue.
Espace euro-asiatique
La Russie dont le territoire est à la charnière entre l’Europe et l’Asie détient la clé de la sécurité sur le continent européen mais aussi pour les espaces eurasiens qui comptent pour la sécurité européenne au Caucase, en Asie centrale et au Moyen Orient. La négociation d’une nouvelle architecture de sécurité eurasienne préservant les intérêts de sécurité de la Russie faciliterait la stabilisation de l’« hinterland continental » de l’Union européenne. C’est aussi une occasion favorable pour l’Union européenne de se constituer en pôle d’équilibre à côté de la Russie pour former un contrepoids utile vis-à-vis des autres puissances de taille mondiale. C’est aussi l’occasion d’un rééquilibrage de l’Alliance atlantique pour mieux souligner les intérêts des Européens. La position géographique de l’Union européenne l’invite à établir à plus long terme une équidistance entre les États-Unis et la Russie. Une fixation des frontières de l’UE et de l’OTAN éviterait de faire de l’entre deux européen un espace de rivalités géopolitiques avec la Russie, pour ne pas aggraver sa perception de sécurité
La Russie restera un fournisseur énergétique prépondérant de l’Union européenne, quels que soient les scénarios de diversification. Une alliance énergétique, industrielle et politique avec la Russie est dans l’intérêt de l’Union européenne pour prolonger son hinterland vers« l’Euro-Sibérie ». Le renforcement d’une alliance énergétique avec la Russie serait un gain de long terme en favorisant l’orientation des exportations vers l’Europe. Cette option permet de créer des liens d’interdépendance entre UE et Russie, et de réduire la dépendance de l’Europe aux zones et pays à risques du Moyen Orient. (Carte n°2)
Une meilleure insertion de la Russie dans les négociations sur le projet de bouclier anti-missile et la prise en compte des intérêts des différentes parties est de nature à éviter que le territoire européen ne redevienne un enjeu entre Etats-Unis et Russie avec pour conséquence une nouvelle fracture en Europe. (Carte n°3)
Un rapprochement avec la Russie comme alliance modératrice dans une éventuelle confrontation sino-américaine ou un G2 exclusif serait utile car les européens ont intérêt à ce que la Russie s’oriente vers l’Europe. Un dialogue sur les questions de sécurité avec la Chine, l’Inde et le Japon et les pays d’Asie du Sud –Est en général est requis car un conflit interétatique dans cette zone aurait un impact majeur sur la sécurité de l’Union européenne en raison des échanges commerciaux et des voies maritimes importantes pour l’UE mais aussi des la présence de puissances nucléaires.
Espace euro-méditerranéen et africain
Les bouleversements politiques sur la rive sud de la Méditerranée provoqués par les révolutions populaires ne manqueront pas d’avoir des conséquences géopolitiques majeures mais encore inconnues. L’éventualité d’un éloignement de ces pays par rapport au modèle européen et d’une aggravation majeure de la sécurité européenne doit être prise en compte. Accompagner les transitions en accordance avec les valeurs et les intérêts de l’UE suggère d’éviter des alliances à risques en Afrique du Nord et au Moyen Orient, éviter les incohérences entre les différentes situations et de maîtriser les flux d’immigrations. Cela implique un endiguement du prosélytisme islamiste et le refus du chantage entre émigration et coopération sur le terrorisme.
Espace arctique
A long terme l’Ouverture vers l’espace arctique avec le changement climatique modifie les enjeux énergétiques et les routes maritimes. Le passage maritime raccourci vers l’Asie notamment celui du Nord-est. et un accès aux sources d’énergie nécessite un saut qualitatif dans les relations avec la Russie.
Recommandations
-établir un diagnostic en mode de veille sur la situation géopolitique mondiale,
-approfondir le débat sur les frontières de l’Union afin de répondre à la configuration territoriale de l’Union européenne qui réponde le mieux à une solidarité légitime aux yeux des différentes nations européennes, à leur sécurité, et comme espace de souveraineté,
-amorcer la négociation sur les intérêts communs de l’UE, cartes sur table par une identification des zones géopolitiques prioritaires, le croisement des perceptions des menaces en termes de sécurité et de défense, les opportunités en termes d’alliances,
-amorcer une négociation avec les Etats-Unis sur une synergie renouvelée sur les priorités et complémentarités communes, et désigner des espaces d’intérêts prioritaires pour l’Union européenne afin de devenir responsable de sa propre zone de sécurité ,
-une intensification du dialogue sur un nouveau système de sécurité européen entre Union européenne et Russie telle que suggéré au lendemain de la guerre Russie-Géorgie en 2008,
-l’élaboration d’un espace politique incluant la dimension sécuritaire, commerciale, énergétique et culturelle de Lisbonne à Vladivostok qui aille au delà des accords entre Union européenne et Fédération de Russie,
-peser sur les négociations du bouclier anti-missile afin de mieux prendre en compte les intérêts de la Russie et l’associer aux travaux comme un partenaire à égalité de droits ;
– établir un dialogue stratégique soutenu au niveau bilatéral et européen avec la Russie, sans faire des consultations multilatérales à l’Otan un préalable implicite.
-identifier les options en termes d’actions communes entre européens face à la dégradation de la situation dans l’arc de crise au Sud, rapprocher les points de vue avec la Russie pour idéalement y faire face de manière commune.